Avant la Première Guerre mondiale, le paysage politique romand fut marqué par une présence anarchiste assez forte. La fondation de la Fédération jurassienne en 1870 et de l’Internationale anti-autoritaire à St-Imier en 1872 sont à cet égard des événements qui n’ont guère besoin d’être rappelés. De nombreuses grandes figures de l’anarchisme international, que ce soit Bakounine, Kropotkine, Malatesta ou bien d’autres, passèrent par la Suisse. En 1885, un rapport du Procureur général de la Confédération suisse fit état de groupes anarchistes à Zurich, Zoug, Lausanne, Vevey, Genève, Bâle, Saint-Gall, Winterthur, Lucerne et Rorschach. Les ouvriers de l’horlogerie en Suisse romande étaient connus pour leur combativité. En 1889 fut fondé la Fédération des unions ouvrières de Suisse romande (FUOSR), regroupant 25 syndicats autonomes. Plus de 200 grèves sauvages eurent lieu en Suisse romande entre 1890 et 1915 et des émeutes lors les défilés du 1er mai étaient bien plus fréquentes qu’aujourd’hui.
En juin 1898, 5000 ouvriers de la construction en grève sauvage affrontèrent deux bataillons de soldats à Genève. Les deux anarchistes arrêtes furent graciés en 1901 devant la menace d’une nouvelle grève sauvage. En août 1900, une grève sauvage de la construction à Lausanne déboucha sur la fondation du premier syndicat « mixte » regroupant des ouvriers de différents secteurs. La première grève générale dans l’histoire de la Suisse eut lieu à Genève en 1902. 15000 grévistes y affrontèrent 3500 soldats. Les personnes arrêtées furent à nouveau libérées en 1903 sous la menace de reconduire la grève. En 1905, des syndicats affiliés à la FUOSR existaient à Genève, Lausanne, Vevey, Nyon, Peseux, Sion, Montreux, Fribourg, Neuchâtel et Serrières. Trois ans plus tard, la FUOSR était à son apogée avec 80 syndicats regroupant environ 7000 ouvriers, majoritairement du bâtiment et des typographes.
L’Union syndicale suisse (USS), fondée en 1880 et affiliée au Parti socialiste suisse (PSS), fondée en 1888, était un petit joueur à cette époque-là, elle ne comptait qu’un peu plus d’une dizaine de sections. Lors d’une rencontre internationale à Genève en 1898, des socialistes suisses, français, russes et italiens cherchèrent des solutions au problème de la concurrence anti-autoritaire. En Suisse, il fallut pourtant attendre la fin de la Première Guerre mondiale pour mettre le prolétariat sous tutelle.
Durant la Première Guerre mondiale, le salaire réel baissa considérablement à cause d’une forte inflation. A Genève, l’inflation fut encore plus forte qu’ailleurs en Suisse et le salaire réel baissa de 25-30% entre 1914 et 1918 [1]. La classe paysanne sut profiter de cette situation : les revenus paysans augmentèrent pendant la guerre grâce à une pénurie sur le marché, soutenue par le refus d’augmenter la production [2]. Le prix du lait passa de 27 centimes le litre à 40 centimes le litre. Le 3 avril 1918, les protestations ouvrières réussirent à arracher le compromis de 36 centimes le litre. Il n’est donc guère étonnant que des paysans se présentassent comme les premiers « défenseurs de la patrie » et qu’on les retrouvât fréquemment dans des gardes civiques attaquant des grévistes. Et les paysans ne cachaient pas du tout leur alliance de classe avec la bourgeoise, tout au contraire. Le leader de l’Union suisse des paysans déclara par exemple en 1918 : « Les milieux bourgeois des villes se rendront rapidement compte, que les partis paysans ne sont pas des adversaires, mais une protection et un rempart contre la marée socialiste et la politique exclusivement matérialiste. » [3]
Les tensions étaient donc palpables à la fin de la Première Guerre mondiale. La revendication de la journée de huit heures se répandit dans les milieux syndicaux. Ce fut par exemple la revendication accompagnant les émeutes de Zurich de novembre 1917. Les bourgeois les plus lucides soutinrent les revendications réformistes, espérant ainsi renforcer l’aile collaborationniste du mouvement ouvrier et sauver l’ordre. Les rationalisations rendues possibles par le système fordiste facilitèrent aux bourgeois philanthropes l’abandon d’une partie de leur plus-value dans l’intérêt de la stabilité et, à partir du milieu des années 1920, les syndicats réformistes eux-mêmes commencèrent à faire écho à leurs « partenaires sociaux » en prônant le fordisme.
Ainsi, la grève de 1918 servit surtout à l’USS pour montrer une combativité tout à fait artificielle. Le samedi 9 novembre, 19 villes suisses allemandes se mirent en grève pour protester contre le siège de la ville de Zurich par l’armée suisse. En Suisse romande, la grève ne fut suivie que par très peu de secteurs, entre autres les cheminots et tramelots de Genève et de Lausanne. Le 13 novembre 1918, le Conseil fédéral émit un ultimatum à l’égard du Comité d’Olten, le comité affilié à l’USS qui dirigea la grève. Celui-ci s’y plia immédiatement en promettant la reprise de travail pour le 14 novembre, le jour où trois ouvriers furent assassinés par l’armée à Granges. Le seul résultat tangible de cette grève fut donc une promesse vague de la bourgeoisie suisse d’introduire la journée de huit heures. Une telle loi fut effectivement approuvée en 1920, mais avec la récession des années à venir et de nombreuses clauses spéciales, son impact était très limité. Même Bernard Degen, un historien pas excessivement critique à l’égard de l’USS, doit admettre que seulement une minorité des ouvriers connurent la semaine de 48 heures [4]. Pour l’USS cependant, la grève fut une bonne affaire, ses effectifs passèrent de 88628 membres en 1916 à 223572 membres en 1920 [5].
La bourgeoise industrielle put donc se réjouir d’avoir mis un terme à l’agitation ouvrière d’avant-guerre en ayant cédé quelques miettes. En outre, cette période marque également le début de l’alliance de classe entre celle-ci et la paysannerie. L’USS se débarrassa peu à peu de son aile bolchéviste, processus achevé en 1927 où le principe de la lutte des classes est retiré des statuts. A Genève, même le Réveil, le journal édité par Luigi Bertoni, commença à prôner l’entrisme : « Après des atermoiements, le groupe du Réveil active sa doctrine « entriste » à l’égard des syndicats au cours des années vingt. L’objectif était d’infléchir la stratégie de l’ensemble d’une organisation, après avoir pesé sur l’orientation de l’un de ses courants d’idées. Le dispositif syndical devait rester le plus lâche et autonome possible au niveau de ses structures de pouvoir, en dehors de toute hiérarchisation verticale. » [6]
Au moins, Bertoni était conscient du caractère réformiste du syndicalisme : « Il n’y a rien de plus naturel pour un anarchiste de chercher à inspirer de son esprit l’action syndicale ; mais celle-ci est par essence naturellement réformiste, même si elle est appliquée autrement que par des moyens légaux. » [7] Tout en ayant rejoint l’USS, la Fédération des ouvriers du bois et du bâtiment (FOBB), fondée en 1922, dans laquelle l’ami et collaborateur de Bertoni Lucien Tronchet militait, gardait l’autogestion comme but dans les statuts. Une grève sauvage et violente à Genève le 18 mai 1928 déboucha sur la première convention collective d’après-guerre en Suisse romande. A l’intérieur de la FOBB genevoise, la Ligue d’Action du Bâtiment (LAB) fut fondée en 1928 pour contrôler le respect de celle-ci. Selon la période, elle compta entre une trentaine et une cinquantaine de militants. Ses actions consistaient à saccager des chantiers de patrons qui ne respectaient pas la convention et à empêcher les ouvriers de travailler plus que les 48 heures fixées par celle-ci.
Même si les actions de la LAB étaient très radicales dans la forme, elles l’étaient moins dans le fond. Elle se contentait largement de veiller au respect de la convention collective et étaient « une sorte de police ouvrière » [8]. Même le Travail, organe du PS, défendit une de ses actions en décembre 1930. En outre, avec la crise économique, des membres de la LAB s’engagèrent également au Comité des chômeurs, une organisation d’entraide – ou une sorte d’assurance-chômage autogérée – pour défendre le « droit au travail » avec toute la gauche politicienne genevoise : des socialistes modérés, des nicolistes, des communistes. En 1935, Lucien Tronchet, « guide » [9] incontestable de la LAB, devint fonctionnaire de la FOBB et donc de l’USS.
Cette intégration continuelle de la frange la plus radicale du syndicalisme genevois fut achevée en 1936 par la votation de la Loi Douboule à Genève. Elle prévoyait une imposition corporatiste des conventions collectives en échange d’une renonciation à la grève. La FOBB gagna sa dernière bataille en faisant tomber la loi devant le Tribunal fédéral en 1938. Or, déjà en 1937, l’accord de la paix du travail avait rendu cette bataille anecdotique. Les fonctionnaires de l’USS et les patrons seraient dés lors des « partenaires sociaux » et le PS obtint sa part du gâteau en 1943 en forme d’un siège dans le conseil fédéral en guise de récompense pour avoir su contrôler le prolétariat. Lucien Tronchet le rejoint en 1945.
Malgré le caractère radical des actions de la LAB, force est donc de constater qu’elle ne constituait qu’une pâle reproduction du radicalisme de l’avant-guerre. Tandis que Bertoni combattait toujours la thèse cégétiste de l’autosuffisance syndicale, Tronchet finit par être un pur syndicaliste. Le syndicalisme genevois fut ainsi intégré comme tous les autres tandis que le groupe du Réveil fut forcé d’entrer en clandestinité au début de la guerre. Ce corporatisme ouvert pendant la guerre a constitué le germe de l’État-providence tel qu’on l’a connu par la suite. Les mutuelles des syndicats montrèrent aux bourgeois comment bien gérer le prolétariat. Et les conventions collectives seraient enfin respectées : « Qu’est-ce que les commissions de contrôle, sinon une version légalisée et reconnue des Ligues d’action ? » [10]
(5) Ibid., p. 291.