Nous reproduisons ici la première partie de l’article de Claude Cantini “Benito Mussolini et l’Université de Lausanne” (1987), des notes jugées inutiles ont été supprimées, d’autres ont été ajoutées par nos soins. Le texte en entier, ainsi que l’ensemble des notes est disponible dans le pdf joint plus bas.
Au début du mois de mars 1937 - l’agression fasciste contre l’Ethiopie est encore toute fraîche et le régime italien a commencé à aider ouvertement la rébellion nationaliste du général Franco en Espagne - l’Agence télégraphique suisse annonce aux auditeurs surpris que l’Université de Lausanne a décidé d’octroyer à Benito Mussolini le diplôme de docteur “honoris causa” [1].
Que s’est-il passé ?
L’année 1936 , c’est l’année préparatoire des fêtes du quatrième centenaire de l’Université de Lausanne. À cette occasion, le professeur Pasquale Boninsegni qui préside depuis 1928 l’Ecole des Sciences sociales et politiques a l’idée - sans que le vice-président de l’Ecole, Arnold Reymond, n’y voie d’inconvénient - d’offir au “Duce” de l’Italie un doctorat.
Je suis tout particulièrement attaché à l’Université de Lausanne parce que c’est grâce aux cours que j’y ai suivis que mon évolution spirituelle s’est accomplie. Mussolini
C’est que Boninsegni, nationaliste fervent, est un très bon fasciste : membre actif du “Fascio” [2] italien de Lausanne dès sa constitution en janvier 1923 (soit à peine deux mois après la réussite de la “Marche sur Rome”), il a fait partie de son directoire de 1927 à 1929 et il a été nommé par Mussolini, en 1925, commandeur de l’Ordre de la Couronne d’Italie.
Le projet Boninsegni est soumis au Conseil de l’Ecole, en date du 21 novembre 1936, par neuf voix contre une, et propose à la Commission universitaire - qui était à l’époque l’organe de décision de l’Université - de décerner le doctorat “honoris causa” ès sciences sociales et politiques à Mussolini ; le Conseil de l’Ecole approuve par la même occasion les textes de l’adresse et du diplôme présentés par le professeur Reymond. Boninsegni s’empresse, le 22 novembre, de donner à Mussolini la bonne nouvelle.
Précisons que la décision définitive de la Commission universitaire a été prise après que les autorités politiques vaudoises et en particulier le chef du Département de l’Instruction publique, Paul Perret, ont approuvé l’initiative, sans commentaires. Il semble même que, à la suite de la forte polémique qui s’ensuivra, l’Université de Lausanne, manquant du courage moral nécessaire pour faire marche arrière, ait aussi cherché à obtenir l’accord des autorités fédérales.
Un apprenti d’imprimerie ayant communiqué au quotidien socialiste l’épreuve du texte de l’adresse (une enquête judiciaire pour abus de confiance sera ouverte et close à la suite de l’abandon de la plainte de la part de l’Université), le Droit du Peuple est le premier journal à publier la nouvelle et critique sévèrement les autorités universitaires :
“La proposition émane d’un professeur de la maison. Elle fut ratifiée par le Conseil d’Etat. Le personnel universitaire ne fit aucune opposition. Mussolini est déjà au courant... Le Conseil d’Etat, naturellement, a ratifié au lieu de s’insurger, ainsi qu’il en avait le droit. C’est à la mesure de son intelligence, de sa fierté d’esprit et de son indépendance de caractère... Dans 4 jours le peuple vaudois lavera l’honneur de notre Université souillé par des abdications qui frisent la trahison, magnifient la déchéance des clercs et la sénilité intellectuelle des politiciens. Mussolini”honoris causa“ ? Le Conseil d’Etat a la parole. Nous attendons le communiqué éloquent de sa Chancellerie, la boniche des jours ouvrables. Il dira les services rendus à la science, à la littérature, au droit, à la morale individuelle et collective, au peuple vaudois, par le nouveau docteur. (...) Il indiquera les titres qu’il a acquis à notre admiration , de quels bienfaits nous lui sommes redevables et de quelle plaie il a guéri le genre humain. Il dira, le Conseil d’Etat, si la”cause honorable“est dans la mort de Matteoti [3], dans le sac des loges maçonniques, dans la destruction de toute une civilisation culturelle populaire représentée par les Maisons du Peuple et les cercles catholiques ou, simplement, dans l’épanchement des ypérites [4] et autres fumures fécondes sur les plaines éthiopiennes.”
La “bonne” presse lausannoise reste, elle, étrangement laconique, probablement à cause justement de la campagne électorale qui bat son plein : la Feuille d’Avis du 3 mars, par exemple, liquide l’affaire en une dizaine de lignes.
Le 4 mars le Droit du peuple revient à la charge :
"Benito Mussolini, dictateur de Rome, docteur honoris causa de Lausanne ! Mussolini civilisateur de l’Abyssinie ; Mussolini le protecteur de ceux qui, à l’Université de Salamanque, jetèrent à la face de Unamuno [5] le seul mot d’ordre possible de toutes les dictatures fascistes : "mort à l’intelligence". Mort à tout ce qui est vie, mort à tout ce qui est esprit ! Mussolini docteur honoris causa de Lausanne ! Autrefois, vague étudiant dans cette ville, il traîne aujourd’hui derrière lui, comme un consul romain, les misères et la souffrance de tout un peuple enchaîné. »
Ces attaques obligent la libérale Gazette de Lausanne à sortir de sa réserve et à essayer de défendre la décision universitaire :
« L’ancien étudiant auquel les destins ont réservé une prodigieuse ascension s’est toujours rappelé de l’enseignement et l’enrichissement spirituel qu’il avait trouvés dans notre ville. À différentes reprises, il a rendu à l’Université des témoignages de son souvenir et de sa reconnaissance. Notre Université n’avait-elle pas le droit et le devoir d’honorer à son tour celui qui dans le domaine des sciences sociales a fait de grandes choses et a tracé un sillon que l’Histoire n’oubliera point ? Entre cent œuvres sociales qui ont été entreprises par M. Mussolini, est-il nécessaire de signaler celle des Marais Pontins [6] ? Quel est le sociologue théoricien qui a une œuvre plus importante à son actif ? »
En avril, une délégation de l’Université de Lausanne (le recteur et doyen de la Faculté de théologie Emile Golay, le chancelier Frank Olivier et le professeur Pasquale Boninsegni) se rend à Rome, où, le 8, reçue bien entendu par Mussolini, elle remet à ce dernier le diplôme sur parchemin ainsi libellé :
Sur la proposition du Conseil de son Ecole des sciences sociales et politiques rattachée à la Faculté de droit, l’Université de Lausanne confère par les présentes à S.E. BENITO MUSSOLINI ancien étudiant à la Faculté de droit de l’Université de Lausanne le grade de Docteur ès sciences sociales et politiques honoris causa pour avoir conçu et réalisé dans sa patrie une organisation sociale qui a enrichi, la science sociologique et qui laissera dans l’histoire une trace profonde.
Donné à Lausanne, au mois de janvier 1937. [7]
L’offre du diplôme est accompagnée de la lecture de l’adresse au nom du Sénat académique :
L’Université de Lausanne à son ancien étudiant Benito Mussolini
"Excellence,
La charge qui vous incombe comme chef du gouvernement de l’une des plus grandes puissances de l’heure présente vous impose des responsabilités écrasantes ; malgré cela vous avez bien voulu, depuis l’époque où vous l’avez fréquentée, conserver à notre Haute Ecole des sentiments d’amitié sincères et de fidèle sympathie dont nous sentons tout l’honneur et le prix.
De ces sentiments vous avez donné, à diverses reprises, des témoignages auxquels nous avons été extrêmement sensibles.
L’Université de Lausanne, vous le savez, est profondément attachée aux institutions libérales et démocratiquement républicaines qui régissent notre patrie ; mais, dans la mesure de ses ressources scientifiques, elle s’efforce d’étudier et de comprendre le mouvement des idées et des faits qui se produit hors de la Suisse.Dans ce but elle a institué, entre autres, une Ecole de sciences sociales et politiques dont votre éminent compatriote Vilfredo Pareto a été l’un des promoteurs les plus convaincus et à laquelle il a donné une réputation mondiale. Cette Ecole, dont vous avez suivi les cours aux débuts de son organisation, a voué une grande attention à l’oeuvre de rénovation sociale grâce à laquelle vous avez, en supprimant la lutte des intérêts de parti, rendu au peuple italien le sentiment vital de sa cohésion spirituelle, économique et sociale. Une œuvre de cette envergure ne se laisse pas objectivement caractériser et apprécier en quelques lignes ; ce qui est certain, c’est qu’elle représente un effort des plus typiques pour surmonter la crise morale et économique dont chaque nation souffre actuellement ; elle marquera dans l’histoire une trace profonde.
En tant que créateur et réalisateur d’une conception sociologique originale, vous avez illustré l’Université de Lausanne ; c’est pourquoi celle-ci tient à rendre honneur à l’éclat que vous avez jeté sur elle. À cet effet elle a l’honneur de vous conférer, sur la proposition de son école de sciences sociales et politiques, la plus haute distinction dont elle dispose, le doctorat « honoris causa » ; et c’est votre maître, le professeur Pasquale Boninsegni, le distingué directeur de cette école et le seul de vos anciens professeurs encore en fonction, qui a la joie de vous remettre ce grade honorifique."
La délégation universitaire vaudoise offre aussi un présent à « Donna » Rachele Mussolini, épouse du « Duce ».
Rentré de Rome le recteur Golay tente de se justifier dans un communiqué de presse :
« L’Université a accordé cette distinction à son ancien étudiant qui n’a jamais cessé de lui donner des marques de son attachement et qui vient encore, à l’occasion du 4e centenaire de notre haute école, de témoigner par un don de sa gratitude pour tout ce qu’il a reçu de Lausanne et de la Suisse.
(…) De cet attachement, la délégation reçue au palais de Venise a recueilli les assurances les plus nettes et les plus touchantes, celle-ci entre autres : M. Mussolini a refusé toutes les distinctions universitaires sauf celle de Lausanne. En nous remerciant de l’honneur qui lui était fait, il a exprimé une fois de plus sa grande admiration pour les institutions républicaines et démocratiques de notre pays ; leur maintien et leur développement dans l’esprit qui les a inspirés au cours de l’histoire sont, pour la Suisse, une question de vie ; sans elles la Suisse ne serait plus ce qu’elle a été, le pays dont l’Europe a besoin et dont tous les voisins souhaitent la prospérité ; je suis, a-t-il dit, tout particulièrement attaché à l’Université de Lausanne parce que c’est grâce aux cours que j’y ai suivis que mon évolution spirituelle s’est accomplie. (…) Nul ne peut contester que, par l’oeuvre réalisée dans son pays, le respect et l’intérêt qu’il porte au nôtre, par son affection pour notre ville, le chef du gouvernement italien fait honneur à l’Université qui l’a jadis compté parmi ses élèves.
(…) Cette appartenance et les liens qui en sont résultés entre lui et nous sont la seule raison de l’octroi du grade de docteur honoris causa à M. Mussolini et l’Université est fière de ce geste auquel toute considération politique quelconque est absolument étrangère. »
Devant le tollé provoqué dans l’opinion publique par leur décision – G. Busino parle d’« indignation profonde, générale et légitime » - les autorités universitaires vaudoises semblent avoir décidé au dernier moment, dans le but d’apaiser quelque peu les esprits, l’octroi du même titre de la même Ecole à sœur Julie Hoffmann [8]. La cérémonie de collation, intégrée aux Fêtes du 4e centenaire de l’Université, eut lieu, pour les cinquante docteurs honoris causa, le 5 juin 1937 ; en même temps que sœur Julie Hoffmann, le doctorat « honoris causa » ès sciences sociales fut attribué par le professeur Boninsegni à S. Charléty, recteur de l’Université de Paris.
Seul Mussolini avait été servi à l’avance et chez lui.