Pour lire la présentation générale du livre et le résumé du 1er chapitre, c’est par ici que ça se passe !
Le deuxième texte du livre, La criminologie critique et le concept de crime de Louk Hulsman, remet en question l’idée que le « crime » ait une "réalité ontologique", autrement dit qu’il existe en tant que tel, et propose de plutôt concevoir le « crime » comme une construction sociale.
Louk Hulsman
Louk Hulsman (1923-2009) est un juriste et criminologue néerlandais. Contrairement à Nils Christie, plus modéré, il montre un engagement fort en faveur de l’abolitionnisme pénal. Hulsman est une référence dans la criminologie critique. Au centre de son approche, l’analyse du concept de "crime". Pour lui, ce concept ne correspond à rien d’autre qu’une construction sociale. Tandis que le "crime" est souvent lié, en criminologie classique, à une responsabilité individuelle ou à une pathologie, Hulsman soutien qu’il pourrait en être autrement ; alors, le "crime" ne serait plus mauvais en soi. Aussi, l’idée de "crime" réduit la complexité de la réalité. Hulsman propose donc de parler de "situation-problème" plutôt que de "crime", pour sortir des stéréotypes et de la responsabilité individuelle.
La criminologie critique et le concept de crime, par Louk Hulsman (résumé)
« Les événements criminels sont-ils exceptionnels ? Remettre en question l’approche ordinaire du crime »
Voici une idée reçu que tout le monde a (ou presque) : le système pénal est un ensemble cohérent qui fonctionne bien, et le développement du droit pénal nous conduit vers une "humanisation lente et progressive de la société". Dans cette optique, plus on affinerait le droit pénal, mieux on gèrerait la criminalité, moins il y aurait de crimes, etc. etc. Et bien c’est faux.
Reconnaissons d’emblée que le système pénal n’est pas du tout un ensemble cohérent. Par exemple, les acteurices liées à un "crime" n’ont que très peu d’impact dans la résolution de leur conflit. En fait, iels ne sont quasiment pas pris.e.x.s en compte dans la procédure pénale et ce qui l’entoure, tout comme leurs expériences et ressentis. Aussi, le système pénal actuel ne conduit pas à une "lente humanisation de la société". D’un point de vue quantitatif, on voit que le taux d’incarcération pour 100’000 personnes est fortement cyclique ; il n’évolue pas "vers le mieux" mais fluctue toujours de la même manière. D’un point de vue qualitif, c’est plus compliqué. Bien sûr, il y a eu des améliorations incontestables. La peine de mort a été abolie dans beaucoup d’endroits, il y a moins de châtiments corporels, et les conditions de détention sont quelques fois meilleures. Mais le "degré de souffrance" lié à l’enfermement peut être considéré comme la différence entre la vie normal des gens et l’intervention du système pénal. Or, depuis toujours et aujourd’hui encore, le système pénal enferme toujours les personnes les plus défavorisées. Sauf que les conditions matérielles de vie de ces couches de population ont sans aucun doute augmentées, tandis que les conditions d’incarcération n’ont pas du tout suivi la même évolution. Si c’est vrai, ça veut dire que le degré de souffrance n’a pas du tout diminué. Au contraire, il a largement augmenté. Le développement du système pénal ne nous conduit donc pas vers un monde meilleur.
Depuis toujours et aujourd'hui encore, le système pénal enferme toujours les personnes les plus défavorisées.
Au coeur du système pénal occidental actuel, il y a le concept de “crime”. Mais existe-il vraiment ? Hulsman soutient que non. D’après lui, il n’y a pas de “réalité ontologique” du “crime”, c’est-à-dire que le “crime” n’existe pas indépendamment de nous, et de la manière dont on l’interprète. Le “crime” est une construction sociale.
Aussi, la “criminalité” regroupe un ensemble très large de situations variées qui n’ont en fait aucun point commun, hormis le fait que le système pénal peut intervenir dans ces situations. Mais à part ça, il n’y a pas de point commun ni dans les différentes motivations d’un “crime”, ni dans leur résolution. Qu’est-ce qui relie violence intrafamiliales et dommage à la propriété ? Pollution de l’environnement et transport de marchandises illicites ? Violences dans l’espace public et activités politiques ? Pas grande chose, à part que le système pénal regroupe ces situations sous le droit pénal. Le droit pénal est dissocié du droit civil. Pourtant, on ne fait pas cette nette distinction dans nos problèmes de tous les jours. Parfois, certains problèmes juridiquement liés au droit civil sont pour nous beaucoup plus grave, en intensité comme en durée, que d’autres qui tombent sous le droit pénal (les problèmes dans nos couples, nos galères au travail, etc.). En revanche, quand des problèmes qualifiés de “crime” par le système pénal nous arrivent, on ne les règles pas forcément différemment de nos autres problèmes. On se dit jamais “ah tiens, cette galère là, c’est un crime, je vais la gérer différemment que cette autre galère”. Même, ces “crimes” sont souvent moins important que nos problèmes du quotidien. Ca veut donc dire deux choses : dếjà, que c’est pas étonnant que dans beaucoup de cas on se passe déjà de la justice pour régler les “affaires criminelles” de nos quotidiens ; ensuite, on voit bien que le “crime” n’existe pas en soi, mais qu’il dépend beaucoup de comment on le conçoit.
Qui critique le concept de crime ?
Il existe plusieurs types de criminologie, qui perçoivent le “crime” de manière très différentes. Dans la criminologie marxiste (qui était assez majoritaire avant), le “crime” est le produit du capitalisme. Si le capitalisme disparaîssait, le crime dispraîtrait aussi. Donc, avec une nouvelle société sans classes, plus de crime. La disparition du crime est en fait la disparition des situations-problèmes qui engendrent le crime.
La criminologie critique, plus réformiste, vise plutôt les politiques de décriminalisation partielle, moins de recours au droit pénal (et plus au droit civil), non-intervention radicale des institutions (désinstitutionnalisation) dans certains cas considérés comme des crimes. Elle insiste sur le fait que les crimes commis par les puissants sont beaucoup plus graves, et veut renverser la direction de la justice pénal pour l’orienter non pas vers les plus faibles et les classes ouvrières mais vers la “criminalité en col blanc”.
La criminologie critique réaliste, elle, ne remet pas du tout en question le concept de crime, voire le reconnait. Elle est d’accord de dire que le crime est lié à la responsabilité individuelle, que la “malveillance” est une caractéristique du crime et que cette “malveillance” peut être découverte par une procédure pénale.
Ces 3 types de criminologie ne remettent pas en question le concept de crime, contrairement à la “criminologie critique du concept de crime” dont fait partie Hulsman. Pour lui, comme le crime est au coeur du système pénal, mais que le crime n’existe pas en tant que tel, alors la justice pénal doit être abolie.
Ne pas interroger et rejeter le concept de crime
Dans les zones urbaines des sociétés industrialisées, les gens sont de plus en plus isolés ; c’est l’ignorance de masse. Comme le montrait Christie dans l’article précédent, l’information directe des multiples facettes de la réalité n’est plus disponible. Christie nous disait que c’est donc les expert.e.x.s qui se chargent de produire une opinion sur ce qui nous entoure. Pour Hulsman, c’est surtout les médias de masse qui prennent ce rôle. Ca veut dire plusieurs choses ; déjà, que les médias de masse participent à la criminalisation générale de certaines activités. Les gens qui les pratiquent se cachent de plus en plus, on a donc de moins en moins d’information directe sur ces activités, c’est donc les médias de masses qui en parlent, bref, c’est la boucle infinie. De plus, les médias de masse ne relaient qu’un certain type d’information. Ils choisissent les événements a-typiques, par opposition à ce qu’il se passe de normal dans nos quotidiens. En faisant ça, ils stéréotypes 2x la société : la première fois en imposant ce qui est “normal”, la deuxième en imposant ce qui est “anormal”. Ne pas interroger le concept de crime, c’est laisser aux médias de masse décider ce qui est normal ou non dans nos quotidiens.
Les médias de masse participent à la criminalisation générale de certaines activités.
Le “crime” n’existe pas en tant que tel. Ce n’est pas l’objet de la criminalisation mais bien son produit. C’est la criminalisation qui crée le crime, pas l’inverse. La criminalisation n’est qu’une des manières possibles de construire la réalité sociale. Mais en criminalisation, voilà ce qu’on fait :
- On décide qu’une situation ou un fait est indésirable ;
- On attribue cette chose indésirable à quelqu’un ;
- On pense à la résolution de cette situation de manière punitive (alors que ce n’est qu’une résolution possible parmi tant d’autres) ;
- Ce type de sanction est développé dans un cadre ultra-professionnel (le droit, les tribunaux, les avocat.e.x.s) ;
- Le cadre général (système pénal) est lui aussi très spécial : il est fragmenté par une intense division du travail, on a de la peine à voir la situation dans son ensemble, les personnes directement concernées n’ont presque rien le droit de dire.
C'est la criminalisation qui crée le crime, pas l'inverse.
Changer de perspective
Plusieurs choses doivent changer pour modifier notre approche des situations-problèmes et sortir du système pénal. Déjà, il faudrait que l’on change notre vision des situations-problèmes. On considère trop souvent que ces problèmes pourraient être erradiqués de nos vies, mais c’est parfaitement faux. On ne peut pas s’en passer, puisqu’elles font partie de nos vies. Au lieu d’empêcher qu’elles arrivent, on pourrait plutôt changer la manière dont on les gère, en se disant que le but n’est pas de les éradiquer mais plutôt de progressr, d’apprendre et d’échapper à l’aliénation par exemple.
Aussi, on pourrait reconnaître que les situations-problèmes sont complexes à gérer et que le mieux est sûrement de ne pas avoir qu’une seule manière de les gérer. Pour ça, on peut mobiliser différents outils, comme le cadre d’interprétation (les différentes manières de résoudre une situation-problème) ou la focalisation (le rapport dynamique des personnes avec la situation-problème en question). Prenons un exemple. Dans une ville où le squat est impossible ou presque, un collectif politique mène ses activités dans un espace qu’il loue. Chacun.e.x des membres du collectif paie une cotisation mensuelle pour payer le loyer de l’espace loué. Mettons qu’un.e.x membre ne paie pas sa cotisation pendant plusieurs mois de suite, mettant en difficulté le collectif. Le collectif pourrait décider d’une sanction pénale (augmentation de la cotisation mensuelle ; interdiction de venir aux réunions avant d’avoir régler la somme en question ; etc.). Ca pourrait mener à une amélioration positive, où la personne en question règle ses dettes. Ca pourrait aussi empirer la situation, la personne pourrait ne plus s’investir dans le collectif, voire le quitter. Dans cet exemple, le cadre d’interprétation et la focalisation évoluent. Au début, la focalisation est étroite, liée au moment où la personne doit s’acquitter de la cotisation mensuelle. Mais elle peut changer, passant ensuite du rapport général des membres du collectif avec le loyer à payer, voire avec le fait même de payer un loyer. Le cadre d’interprétation change aussi : il est au début pénal (sanction), mais le collectif pourrait ensuite décider que cette situation-problème révèle des dynamiques dsyfonctionnelles au sein du groupe et qu’il faudrait en discuter. Le cadre d’interprétation n’est alors plus pénal mais conciliatoire.
Le système pénal fonctionne à l'inverse du bon sens.
Cet exemple nous montre deux choses en plus : d’une part, que dans les situations-problèmes de nos vie, on utilise généralement d’abord les sanctions pénales, et ensuite d’autres cadres d’interprétation. Le système pénal, lui, fait l’inverse : ce sont les “crimes”, plus graves que les affaires “civiles”, qui sont pénaux. Le système pénal fonctionne à l’inverse du bon sens. D’autre part, qu’il y a plusieurs manières de gérer les situations en fonction de l’importance qu’on leur accorde. Le problème est qu’avec la justice pénale, il n’y a qu’une seule manière de gérer les “affaires criminelles”, et en général c’est la moins bonne.
De tous les systèmes de contrôle formalisés, le système pénal apparaît comme le plus inflexible.
Cet exemple suggère enfin qu’on ajoute de la flexibilité dans la gestion de nos situations-problèmes. Les modes de résolution d’un conflit sont mutliples : résignation, évitement ou fuite, négociation, arbitrage arbitrage définitif, etc. La négociation (confrontation des deux parties sans tiers) permet notamment que les parties comprennent ensemble ce qu’il se passe. Christie préconnisait plus ou moins la même chose dans l’article précédent en insistant sur la réparation envers la victime. Cette négocitation permettrait donc d’apprendre. Mais le système pénal actuel, c’est tout l’inverse de la flexibilité. Tout est défini, formalisé, spécifié et professionnalisé. L’intense division du travail accentue cette sédimentation. En fait, même si les parties avaient envie de gérer leur situation-problème différemment, elles ne le peuvent pas. Hulsman nous dit d’ailleurs clairement :
De tous les systèmes de contrôle formalisés, le système pénal apparaît comme le plus inflexible.
Le côté statique du système pénal rend les définitions et qualifications fixes. Rien n’est dynamique et tout est irrévocable. Or, la réalité est dynamique. La manière dont les parties pourraient vouloir gérer les situations-problèmes est dynamique. Là encore, le système pénal rentre en contradiction frontale avec l’intérêt des parties concernées, avec nos pratiques habituelles et avec ce qui semble être du bon sens.
Alors, que peut faire la criminologie réellement critique ? Elle pourrait au moins continuer à décrire et critiquer la justice pénale et ses efforts sociaux néfastes. Elle pourrait montrer comment, à différentes échelles de la société, les situations-problèmes peuvent être résolues indépendamment de la justice pénale. Elle pourrait étudier les stratégies concrètes pour abolir le système pénal dans son ensemble (police, prisons, tribunaux). Et elle pourrait surtout permettre de discuter de tout ça en se débarrassant du “brouhaha sécuritaire” que l’on nous sert à toutes les sauces à chaque fois qu’on essaie de parler de faire justice autrement.