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La grande chaîne : le progrès technique contre la vie

Ce mois-ci Renversé s’intéresse à la contestation de la « course accélérée vers l’avenir ». Un thème de réflexion proposé tout au long de cette drôle d’année 2020 par les Archives contestataires. Il s’agit de revenir, à l’aide de documents d’époque, sur la période de généralisation de la voiture individuelle, des appareils électroménagers, de l’augmentation des rendements agricoles bruts, etc. pour se demander si ces « progrès » ont vraiment été unanimement acceptés ou s’ils n’auraient pas fait l’objet de certaines contestations.

Suisse |

Dans un travail de mémoire de l’école d’animation de l’Institut d’études sociales [1] (Genève, 1972-1973), un groupe de futurs animatrices.teurs propose une critique globale du progrès et de leur rôle de travailleuses.eurs sociaux dans la société rationalisée.

Pour aborder concrètement ces deux questions, c’est la Migros qui est choisie comme objet d’analyse : « la Migros nous a semblé [...] recouvrir l’ensemble de notre problématique de l’animation touchant au processus production-consommation : conditions de travail, rapport avec le consommateur, publicité, loisirs Migros, logements Migros, journaux Migros, formation, etc. »

C’est que les auteurs.trices du mémoire s’assignent un objectif critique ambitieux et global. Ielles posent en « hypothèse générale » que « le travail social se trouve dans l’ensemble du processus de production-consommation (c’est-à-dire à travers les usines, les magasins, les entreprises, les lieux consacrés au temps de non-travail, les logements, etc.) »

La grande chaîne [2] propose donc un élargissement de la critique classique du travail aliéné à la critique de l’aliénation de la vie entière. La généralisation de cette critique est un des aspects marquant des courants du marxisme hétérodoxe des années 1960-1970. On peut penser notamment au travaux du sociologue marxiste Henri Lefebvre autour de la notion de « critique de la vie quotidienne ».

Déqualification du travail

Les jeunes animateurs.trices ont effectué des stages dans les usines de production de la Migros. Ielles en rapportent des notations sur les fonctions réservées à des artisans qualifiés, réduits à des tâches répétitives sans intérêt. Ainsi les pâtissiers de Jowa, la boulangerie industrielle de Migros :

Un pâtissier de profession passe plusieurs heures consécutives à peser et étaler la crème sur les plaques de millefeuille, à badigeonner les tartelettes avec la gelée, à aligner des quartiers d’ananas et de cerises. [...] Ces pâtissiers travaillent en parlant sport, voyages, service militaire, TV. Ils ont un horaire plus régulier que dans la plupart des postes de pâtissier où ils ont travaillé ou pourraient travailler. (La grande chaîne, p. 10)

Ou encore au sujet de la spécialisation :

Cette déqualification entraîne aussi un dépendance au patron en ce sens que la mobilité et l’interchangeabilité devient plus grande (simplification des postes de travail), mais que par là-même, le retour dans un travail complet (plus complexe) est rendu difficile sinon impossible. Après six ans de désossage dans un grand abattoir, le boucher ne pourra que difficilement retourner dans son métier. (La grande chaîne, p. 10)

Management et psychologie

Ce qui lubrifie les rouages de la grande chaîne Migros, notent les autrices.teurs, c’est la psychologie...

A Micarna [l’entreprise de production de viande de Migros], le chef du personnel ne règle aucun conflit directement avec un ouvrier, il utilisera tous les moyens de dynamique et de thérapie de groupe qu’il a appris dans les cours de perfectionnement. Il règle les conflits entre l’ouvrier et son chef d’équipe par une sorte de thérapie, chacun racontant le conflit de son point de vue, lui étant l’arbitre. (La grande chaîne, p. 14)

... mais également la participation. La grande chaîne cite ici le rapport de gestion de la Migros pour 1971 :

« La participation introduite par Migros ne vise pas en premier lieu à l’amélioration matérielle de son personnel. C’est une tentative qui se propose d’amener les quelque 30’000 collaborateurs de Migros à ne pas mettre uniquement leur capacité de travail physique au service de l’entreprise, mais d’apporter également leur contribution fonctionnelle à l’effort commun. » Rapport de gestion de Migros, 1971, cité dans La grande chaîne, p. 23)

Ce n'est plus seulement la force de travail qui est mise à profit dans le rapport de production, c'est l'individu tout entier qu'il convient de mobiliser.

En symétrie avec les techniques de management appliquées au travail, on trouve les techniques de vente auxquelles La grande chaîne consacre un chapitre. Les mêmes technologies sociales sont mises en oeuvre, non plus pour tirer un profit maximum des travailleuses et des travailleurs, mais des consommatrices et des consommateurs... qui s’avèrent être les mêmes personnes envisagées dans une fonction différente.

Le non-travail

Et les techniques de vente s’élargissent également aux loisirs qui deviennent des marchandises, notent les autrices.teurs. C’est dans cette perspective que Migros développe son École-Club qui propose à la fois du loisir (activités de bricolage, de création), mais aussi du perfectionnement professionnel (langues, psychologie, auto-école, etc.).

Enfin, le dernier chapitre du travail est consacré au Signal de Bougy, une vaste propriété sur les hauteurs d’Aubonne dans le canton de Vaud que la Migros a transformé en centre de loisir :

Signal de Bougy : parc créé à la campagne ; il faut l’envisager comme un service social, un effort d’animation de ces surfaces vertes. Rapport de gestion de Migros, 1971, cité dans La grande chaîne, p. 82)

Pour les autrices.teurs de La grande chaîne, le Signal de Bougy est, au contraire, un lieu qui :

permet la consommation de la nature, du lieu et une modification de cette nature pour retrouver l’image qu’on veut en donner. Cette nature transformée par la création de parcs, de terrains de jeux, etc. immédiatement accessible, nettoyée de tout ce qui en empêche l’accès devient alors directement consommable. (La grande chaîne, p. 82)

Si un maillon s’use, les mécaniciens, c’est pas nous

Les pages de couverture de ce travail sont illustrées par un extrait de la bande dessinée de Gébé L’an 01 qui paraît depuis 1971 en feuilleton dans Politique hebdo (voir illustrations). Cette référence place nettement le travail sous le signe d’une critique du progrès technique dont la déqualification du travail, le management et l’extension de la sphère marchande sont des corollaires.

C’est ce que soulignent les autrices.teurs dans leur conclusion :

Nous avons vu que l’organisation de la production repose, entre autre, sur une division des travailleurs en catégories, que l’automatisation au service de la rentabilité et du profit amène une déqualification, un travail parcellisé, une soumission à la machine. (La grande chaîne, p. 84, souligné par nous.)

Et les futurs animatrices et animateurs ne veulent pas jouer les mécaniciens de cette grande chaîne :

Tous les moments de la vie quotidienne tendent à être contrôlés : c’est une longue chaîne qui commence à l’usine, passe par les routes, les magasins, les maisons et ne s’arrête plus... Quand apparaissent des déviances, les institutions les recueillent, les réparent et les réintègrent à la chaîne. (La grande chaîne, p. 84.)

On voit s’ébaucher une critique du progrès technique considéré comme une attaque contre le travail.

Le sous-titre du travail résume fort bien la volonté de ces futurs travailleuses.eurs sociaux de ne pas remplir cette fonction-là : « Si un maillon s’use, les mécaniciens, c’est pas nous. »

Autour de ce refus d’une fonction sociale à laquelle ces étudiant.e.s se sentent assignés, on voit s’ébaucher une critique du progrès technique considéré comme une attaque contre le travail. Là où, en 1969, le Mouvement populaire des familles plaçait quelque espoir d’émancipation par le progrès et le productivisme, les jeunes animatrices et animateurs ne voient plus qu’une dégradation du sens du travail et une aliénation élargie à l’ensemble de la vie.

P.S.

Depuis sa fondation en 2007, l’association Archives contestataires collecte, décrit et valorise des archives issues de nombreux mouvements sociaux de la deuxième moitié du XXe siècle : contre-culture, anti-militarisme, droits des patients, lutte contre le nucléaire, luttes sociales, contre-information, anti-impérialisme, luttes étudiantes, etc.

Les archives collectées auprès de militant·es, ou de groupes encore existants, sont stockées dans des conditions adaptées à une longue conservation. Elles font l’objet de descriptions accessibles en ligne par le biais d’inventaires et d’un catalogue de bibliothèque.

L’association anime des rencontres autour de ses archives, participe au commissariat d’expositions, édite des ouvrages et organise des journées d’études.

La consultation des archives est ouverte à toutes et à tous, sur rendez-vous (voir les modalités sur site archivescontestataires.ch).

Notes

[1Aujourd’hui Haute école de travail social

[2Carla Agnelli, Christian Brun, Isaline Dumur, Annalisa Ferrari, Jean-Pierre Gaberell, Agnès Kempf, Günter Krichel, Catherine de Laubier, Mona Magnenat, Véronique Reiszner, Martine Rohner, Heinz Stauffer, Claudine Thibout, Catherine Vigny, La Grande chaîne : si un maillon s’use des mécaniciens c’est pas nous, Institut d’études sociales, Genève, 1972-1973, 85p. Archives contestataires, Bibliothèque, Broch 301.

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