Nous partageons cet entretien réalisé par Selim Nadi avec Ugo Palheta pour Contretemps à propos de son livre : La possibilité du fascisme. France, la trajectoire du désastre car, bien qu’il traite principalement de la France, il contient selon nous des clés importantes pour comprendre et combattre le fascisme.
Dans la conclusion de La Possibilité du fascisme, tu écris que « [c]e livre s’est (…) donné pour principal objectif de provoquer un sursaut dans la manière dont nous appréhendons notre situation historique ». Pourrais-tu revenir sur le projet même d’un tel livre ?
La volonté d’écrire ce livre s’enracine à la fois dans une insatisfaction intellectuelle et dans le sentiment que nous vivons un moment historique dont le caractère extrêmement inquiétant et périlleux ne me semble pas suffisamment pris au sérieux.
Il y a, je crois, un paradoxe assez étrange, à savoir que, pour toute une série de raisons analysées dans le livre, une menace fasciste d’un nouveau genre a émergé, à partir des années 1980 en France (également dans d’autres pays évidemment, quoique à des dates et à des rythmes différents), et s’est développée depuis lors, mais, à mesure que le danger grandit, semble s’affaiblir la sensibilité à ce danger. En 2002, Jean-Marie Le Pen obtenait 18% au 2d tour de l’élection présidentielle et des millions de personnes manifestaient contre l’extrême droite ; en 2017, alors que Marine Le Pen a obtenu 34% au 2d tour, on n’a vu quasiment aucune mobilisation de rue mais aussi bien peu de réactions publiques significatives, y compris d’intellectuels.
Le paradoxe va plus loin : j’ai le sentiment que l’on s’est habitué à l’idée que l’extrême-droite progresse électoralement d’une manière qui est souvent perçue et présentée faussement comme inexorable. On a banalisé le fait que ses « idées » se diffusent dans le champ politico-médiatique et s’enracinent dans le corps social, mais on ne prend pas véritablement au sérieux la possibilité qu’elle finisse par conquérir le pouvoir politique, seule ou en alliance. Or ce n’est plus du tout une hypothèse abstraite, comme le montrent en Europe les cas de l’Italie (où un parti dont le FN est proche, la Lega, est en très bonne place au gouvernement) et de l’Autriche, mais également d’autres cas dans le monde : en Inde par exemple, ou encore en Israël. La victoire électorale d’un candidat fasciste au Brésil, la première puissance économique d’Amérique latine, montre à nouveau que notre temps n’est nullement immunisé contre le cancer fasciste. La position selon laquelle l’extrême droite contemporaine ne serait pas en capacité de conquérir le pouvoir est donc en grande partie devenue intenable.
Une autre manière de balayer le danger fasciste consiste à affirmer que cette extrême droite n’aurait plus rien de « fasciste » – j’y reviendrai plus loin. Mais certains se débarrassent parfois de la menace en prétendant que les « idées » fascistes gouverneraient déjà. Or, constater justement que les partis de gouvernement ont repris à leur compte une partie de la rhétorique ultrasécuritaire et raciste de l’extrême droite, mettant en œuvre un pan des mesures qu’elle préconise de longue date, doit amener à pointer la complicité des élites politiques dans l’ascension des forces néofascistes et l’avènement possible de régimes néofascistes, et non à minorer la spécificité du projet fasciste et le saut qualitatif dans l’oppression que constituerait la conquête du pouvoir par les fascistes.
Donc effectivement, de ce point de vue, ce livre souhaite constituer un signal d’alarme en démontrant l’urgence qu’il y a à combattre frontalement et conjointement le fascisme, sous ses formes organisées, et tout ce qui le nourrit, en particulier les politiques néolibérales, le durcissement autoritaire des États, ainsi que la montée du racisme et de la xénophobie. Ces deux combats sont imbriqués et on ne devrait pas avoir à choisir entre un ennemi « principal » que constituerait Macron, parce que déjà au pouvoir, et un ennemi « secondaire » qui n’existerait que comme marionnette pour nous faire élire le premier.
Au contraire, s’il est si impératif de combattre sans délai le premier, c’est parce que ses politiques contribuent hautement à l’avènement du fascisme. De même, faire reculer l’extrême droite, c’est affaiblir l’« ennemi commode » de la classe dominante, un « ennemi » dont les succès sont effectivement utilisés pour donner à peu de frais un cachet « progressiste » à un « extrême centre » engagé dans une radicalisation néolibérale, autoritaire et raciste. Macron a su admirablement jouer sur cette corde en 2017 et il y a de nouveau recours face à Salvini et Orbán en vue des prochaines élections européennes. L’épouvantail de l’extrême-droite est également utilisé pour empêcher toute remise en cause réelle des fondements d’un système où sont imbriqués l’exploitation patronale, le racisme structurel et la domination hétéro-patriarcale.
Mais, comme je l’ai dit plus haut, ce livre dérive également d’une insatisfaction proprement intellectuelle. Je lisais depuis longtemps des études souvent passionnantes d’histoire du fascisme « classique » ou des mouvements néofascistes d’après-guerre, des enquêtes fouillées de sociologie politique sur l’extrême droite contemporaine ou des élaborations sophistiquées en théorie politique sur le fascisme. Or je trouvais ce paysage savant extrêmement morcelé et très marqué par l’hyperspécialisation académique, favorisant une dépolitisation de l’analyse du fascisme qui prend souvent la forme de discours consensuels « contre la montée des extrêmes » ou « contre la violence d’où qu’elle vienne ».
Bien peu de chercheurs cherchent à faire dialoguer ces différents travaux pour construire une compréhension synthétique, historiquement et sociologiquement armée, du type de phénomène politique auquel nous faisons face actuellement, en France et bien au-delà. C’est à cela que j’ai voulu contribuer, sans doute très imparfaitement étant donné l’ampleur de la tâche.
Alors que ces dernières années ont vu de nombreuses publications sur « le retour des années 1930 », tu réfutes le risque d’une répétition de l’expérience fasciste à l’identique de l’Italie ou de l’Allemagne de l’entre-deux guerres. Que penses-tu de l’idée, défendue notamment par Alain Bihr, selon laquelle le fascisme étant le produit d’une conjoncture très particulière, ce terme devrait être réservé aux expériences du fascisme historique et n’aurait qu’une pertinence très limitée pour saisir la situation actuelle ?
Je pense que, si l’on respectait rigoureusement cet argument, il serait nécessaire de se débarrasser d’une grande partie des concepts dont usent les sciences sociales en général, et d’à peu près toute l’armature théorique du marxisme en particulier. Prenons l’exemple du concept, important dans la tradition marxiste, de bonapartisme, mais on pourrait en dire à peu près autant d’un concept aussi central que celui d’impérialisme. Il est bien évident que ce que Marx met en évidence en l’élaborant est associé à une situation historique très spécifique (la séquence révolutionnaire et les luttes de classe en France entre 1848 et 1852) et à un mouvement politique particulier (réuni autour de Louis-Napoléon Bonaparte). Le concept permet toutefois de penser d’autres situations historiques et d’autres mouvements politiques et elle a d’ailleurs été utilisé, notamment par le communiste allemand dissident August Thalheimer, pour penser le fascisme.
Il y a derrière ce questionnement un débat épistémologique important et lancinant sur le statut des concepts en sciences sociales. Ce refus d’interroger la réalité présente des sociétés capitalistes et des mouvements d’extrême droite à partir de la catégorie de fascisme me semble dériver d’une conception très contestable de l’utilité et de l’usage des concepts : une conception « sténographique » pour parler comme le sociologue Jean-Claude Passeron.
Dans cette vision, un bon concept est le produit d’une description historique ou sociologique aussi précise que possible d’un phénomène particulier, mais tellement précise que le concept n’autorise plus véritablement de comparaison ni de montée en généralité. Il n’y a alors plus guère que des cas singuliers et, si l’on pousse le raisonnement jusqu’au bout, on se trouvera avec autant de catégories et de concepts que l’on pourra distinguer de mouvements ou de régimes. La comparaison historique et sociologique se résume alors en quelque sorte à un art de la taxonomie, un plaisir de collectionneur où il s’agit simplement de classer des espèces, des mouvements et des régimes, mais aussi des institutions, des systèmes idéologiques, des configurations de pratiques, etc. [1]
Mon livre poursuit un objectif opposé car il repose sur l’idée que l’on peut saisir des logiques sociales, des projets politiques et des dynamiques historiques qui sont suffisamment similaires pour être pensées à travers le même concept, bien qu’ils se déploient dans des contextes très divers, évidemment sous des formes spécifiques qui dépendent de ces contextes et auxquelles il faut donner toute leur importance.
Il est vrai que le danger inverse existe – des concepts si généraux et abstraits qu’ils ne permettent plus de saisir aucune réalité historique concrète, je pense d’ailleurs qu’on pourrait dire cela aisément de la catégorie de populisme étant donné son caractère extraordinairement fourre-tout – mais je crois avoir veillé à ce que mon usage de la catégorie de fascisme ne tombe pas dans cet écueil. Je peux avoir des désaccords avec l’historien du fascisme Roger Griffin mais il a eu raison de chercher à construire un concept idéal-typique de fascisme [2], ce qui suppose de sélectionner les dimensions les plus saillantes du phénomène fasciste, en effectuant (et en justifiant) cette opération de sélection à partir de l’étude fouillée de mouvements fascistes de l’entre-deux-guerres, mais sans prétendre que le concept ainsi produit pourrait épuiser toute la complexité et la variabilité de ces mouvements.
De ce point de vue, je ne pense pas que l’on puisse définir uniquement le fascisme à partir de l’usage de la violence politique, comme on le fait souvent. La violence fut effectivement centrale dans le fascisme historique même si, contrairement à une idée étrangement reçue, les fascistes ne parvinrent nullement au pouvoir par la force mais par la voie légale, sans pour autant être majoritaire aux élections. Toutefois, la violence marque historiquement toutes les idéologies politiques et tous les types de régime. Que l’on pense aux entreprises coloniales d’une violence inouïe menées par des régimes considérés comme « démocratiques » (la Troisième République en France par exemple) ou, à un degré moindre, à la répression des soulèvements populaires par ce même type de régime, (notamment juin 1848 et la Commune de Paris pour s’en tenir à la France. C’est donc plutôt la connexion entre une idéologie et une pratique politique qui spécifie le fascisme, et, de ce double point de vue, il est singulier.
D’abord, en tant qu’idéologie politique, le fascisme peut être décrit, notamment à partir de l’œuvre de Zeev Sternhell, comme la synthèse complexe entre, d’une part, une révision spiritualiste du marxisme, qui ne laisse à peu près rien subsister de celui-ci sinon l’idéal d’une société réconciliée avec elle-même, non par l’abolition de l’exploitation mais par l’absolutisation de la Nation et, de l’autre, une révolte réactionnaire contre les idées des Lumières, les droits de l’homme, la démocratie, etc. [3]. En tant que pratique politique, le fascisme a systématisé l’invention de la milice ou de l’escadron de masse (ce qu’en italien on nomma squadrismo), selon une logique paramilitaire et extra-étatique mise en œuvre antérieurement par le Ku Klux Klan contre les Noirs aux États-Unis [4], mais aussi par les Cent-Noirs contre les Juifs en Russie.
Pour le dire autrement, le fascisme au sens plein – en tant qu’idéal-type – associe un projet politique de régénération nationale à une violence systématique, combinant l’action d’organes étatiques et de milices extra-étatiques, contre tout ferment de conflit ou de division, donc à l’encontre de celles et ceux qu’il importerait de châtier pour purifier et faire renaître la Nation. Il opère donc le couplage d’un nationalisme extrême conçu comme « religion politique » et d’une « militarisation du politique »,pour reprendre les termes de l’historien Emilio Gentile.
L’un des intérêts de ton livre est que, loin de qualifier notre époque de fasciste (ou même postfasciste) ou de prédire l’avènement inéluctable d’un fascisme du XXIe siècle, tu t’intéresses bien plutôt aux conditions sociales qui pourraient faire le lit du fascisme. Dans le second chapitre, tu expliques qu’aujourd’hui, c’est la crise du capitalisme qui rend l’hypothèse fasciste possible : pourrais-tu revenir sur ce point qui semble essentiel pour saisir la spécificité de la conjoncture actuelle ?
Il est effectivement essentiel pour la compréhension du fascisme de rappeler qu’il est un produit du capitalisme :« celui qui ne veut pas parler du capitalisme devrait se taire à propos du fascisme » disait avec raison Horkheimer. Mais c’est en même temps insuffisant, car trop général. Toute crise du capitalisme ne produit pas le fascisme : celui-ci a bien triomphé dans l’Allemagne des années 1930 subissant les effets du krach boursier de 1929 mais pas aux États-Unis par exemple, où la crise a pourtant pris également des aspects catastrophiques. Ccela ne veut d’ailleurs pas dire que le fascisme n’aurait pu triompher aux États-Unis, il faut toujours se garder de cette téléologie rétrospective consistant à penser que ce qui est arrivé devait nécessairement arriver, ou que ce qui n’est pas survenu ne pouvait en aucun cas survenir.
Il n’y a donc pas d’engrenage irrésistible allant de la crise économique du capitalisme au fascisme en passant par la montée d’un nationalisme xénophobe, du racisme et de l’autoritarisme, même si effectivement la crise économique est le terrain sur lequel peuvent prospérer le nationalisme xénophobe, le racisme et l’autoritarisme. Ce qui est décisif, à partir d’un contexte de crise du capitalisme, c’est ce qui se joue dans la société et dans le champ politique, donc in fine dans les luttes sociales et politiques, qui établissent certains rapports de force politiques. Pour être plus précis, le fascisme résulte à la fois d’une crise hégémonie, c’est-à-dire d’un affaiblissement de la capacité de la bourgeoisie à organiser sa domination politique (et notamment à obtenir l’adhésion de la majorité de la population à l’ordre existant), et d’une situation où la gauche et le mouvement ouvrier sont suffisamment forts pour apparaître comme une menace mais trop faibles pour imposer une solution à la crise politique [5].
Pour comprendre notre situation, il importe donc de revenir sur cette crise d’hégémonie et son origine : l’imposition des politiques néolibérales à partir des années 1980. Ces politiques ont permis de rétablir en partie les taux de profit (qui avaient baissé dans les années 1970) mais ont dans le même temps déstructuré le tissu social et notamment tout ce qui assurait un relais entre, d’un côté, la population et la société civile, et d’un autre côté le champ politique et l’État ; tout ce qui garantissait donc une certaine stabilité politique.
Autrement dit ce qui est mis en crise par le néolibéralisme, et qui fait de lui un « agent de l’autodestruction du capitalisme », pour parler comme Neil Davidson, ce sont les médiations politiques (il n’y a plus aujourd’hui de partis de masse en France), idéologiques (l’alternative entre le « gaullisme » et le « réformisme de gauche », qu’incarnait l’opposition entre le RPR et le PS au début des années 1980, est aujourd’hui à peu près dissoute), et institutionnelles (les services publics, la protection sociale, le Code du travail, etc., qui donnaient une certaine légitimité politique au capitalisme, sont progressivement détruits par les gouvernements successifs).
Dans la mesure où la crise du capitalisme sévit partout et que dans tous les pays où ont été mises en œuvre des politiques néolibérales depuis les années 1980, la menace fasciste se déploie aujourd’hui au niveau mondial mais elle se décline dans chaque pays avec des intensités inégales et sous des formes différentes, qui dépendent de différents facteurs, en particulier l’histoire politique de chaque pays, celle de ses luttes sociales et politiques, etc. Elles renvoient également à la place des différents États dans le système impérialiste mondial, qui influe nécessairement sur le contenu et les formes d’apparition de ces nationalismes extrêmes que constituent les fascismes.
On peut par exemple distinguer les fascismes qui se développent dans des capitalismes en déclin (en France et en Grande-Bretagne par exemple), où l’idéologie fasciste prend des formes plus défensives et électorales (ce qui ne veut nullement dire moins dangereuses), davantage tournées vers la restauration de l’ancien, et notamment de la puissance d’antan (industrielle, militaire, etc.), et les fascismes qui se développent dans des capitalismes en ascension (l’Inde et le Brésil par exemple), où l’idéologie fasciste prend des formes plus offensives et dynamiques, dans la mesure où il s’agit objectivement pour ces puissances montantes de conquérir une nouvelle place dans le capitalisme mondial.
Outre son statut de vieil impérialisme en déclin, et l’omniprésence du racisme d’origine coloniale qui lui est associé, un autre indice de l’intensité du danger fasciste en France tient paradoxalement dans le fait que l’hégémonie néolibérale y a été fortement contestée, sur le plan des mobilisations sociales mais aussi sur la scène intellectuelle, bien davantage qu’en Allemagne notamment (qui n’a connu que récemment un développement de l’extrême droite organisée, en l’occurrence de l’AfD, sur une base essentiellement xénophobe et islamophobe).
Le personnel politique dirigeant y est donc largement affaibli, sans pour autant que la gauche – on ne parle pas ici de cette « droite complexée », selon le mot de Frédéric Lordon, qu’est devenu le PS à partir des années 1980 – soit capable de s’affirmer comme une alternative de pouvoir portant un projet de société crédible pour les classes populaires au sens large. Une telle situation se prête inévitablement à une progression du danger fasciste.
Bien que tu n’assimiles aucunement le fascisme à l’autoritarisme, tu consacres un chapitre entier à la poussée d’autoritarisme au sein de l’État néolibéral, écrivant notamment que le fascisme se nourrit de cet autoritarisme : comment caractériser le rapport entre cet autoritarisme et le risque grandissant de fascisation de la société française ?
Effectivement autoritarisme ne veut pas dire fascisme, et je voudrais insister sur ce point. Les « démocraties » sont coutumières de procédures, de tendances ou de moments autoritaires, où l’on réprime durement les manifestations voire même où l’on brise dans le sang les soulèvements, où l’on s’assoit sur les votes des peuples, où l’on gouverne par ordonnances (ou en usant du 49-3), où l’on surveille étroitement les militants révolutionnaires, etc. Tout cela n’est nullement étranger aux « démocraties capitalistes » (un quasi-oxymore), particulièrement lorsque les conditions de l’adhésion de la population s’effritent au point de rendre fragile le régime.
C’est ce que nous vivons actuellement dans de nombreux pays et en particulier en France, comme j’essaie de le documenter dans le troisième chapitre : c’est bien la crise d’hégémonie qui explique le durcissement autoritaire. Mais tout cela ce ne doit pas être confondu avec le fascisme, car celui-ci procède différemment : il ne s’en prend pas uniquement aux militants révolutionnaires : il écrase toute forme de contestation, y compris la plus modérée ; il ne limite pas seulement l’exercice des droits démocratiques et des libertés publiques, il les supprime purement et simplement ; il ne réprime pas plus durement les manifestations ou les rassemblements de l’opposition, il les interdit sans exception ; il ne rend pas la contestation ouverte plus difficile, il la rend impossible, contraignant à la clandestinité toute lutte contre l’exploitation et l’oppression.
Pour le dire autrement, le fascisme désigne l’abolition pure et simple de ce qu’on nomme l’État de droit. Mais on sait qu’une partie de la population aujourd’hui – en particulier les musulman·e·s, les migrant·e·s, les Rroms, les habitant·e·s des quartiers populaires – subissent déjà des traitements d’exception. Le fascisme c’est donc à la fois l’extension de ce type de traitement à des franges toujours plus larges de la population, mais aussi l’intensification de ce régime d’exception, pouvant aller jusqu’à la déportation de masse et même jusqu’à l’extermination.
Il y a donc une différence entre l’État fort (ou autoritaire) et le fascisme qui est loin d’être seulement une lubie d’intellectuels cherchant à couper les cheveux en quatre, parce qu’elle a des conséquences importantes sur la pratique politique. Mais cela ne signifie en rien que nous devrions considérer l’autoritarisme comme un « moindre mal » et nous en satisfaire au nom du risque plus grand que constituerait le fascisme. L’autoritarisme nourrit d’ores et déjà la dynamique fasciste, contribue à renforcer les organisations fascistes, prépare le terrain pour la mise en place d’une dictature fasciste, et ce pour diverses raisons.
La première c’est que l’autoritarisme tend à accoutumer les classes dominantes à l’utilisation croissante de procédures anti-démocratiques et à des formes de répression, ou à une intensité répressive, assez inconcevables auparavant. Et l’autoritarisme tend de ce point de vue à légitimer les solutions ultra-autoritaires préconisées de longue date par l’extrême droite et à faire envisager plus sérieusement à la droite des alliances possibles avec l’extrême droite.
La deuxième c’est que le durcissement autoritaire favorise une autonomisation des appareils répressifs d’État, au sens où on leur donne une capacité d’action de plus en plus importante, et notamment aux services préposés aux tâches les plus brutales de maintien de l’ordre – je pense par exemple à la BAC. Or on sait par ailleurs à quel point l’extrême droite est enracinée dans ces appareils et dans ces services, et à quel point elle pourrait y trouver des points d’appui si elle parvenait au pouvoir.
La troisième raison c’est que le renforcement autoritaire de l’État crée une base institutionnelle et un arsenal juridique, en somme fournit aux fascistes des instruments d’action publique comme disent les politistes, qui leur permettraient d’installer et de consolider leur pouvoir, de réprimer rapidement et très durement toute forme d’opposition, d’interdire des organisations, etc., sans véritablement avoir besoin de sortir de la légalité. Or on sait déjà à quel point la Cinquième République s’éloigne des standards démocratiques minimaux en accordant au Président de la République des prérogatives considérables et notamment le pouvoir de suspendre les libertés publiques (les « pleins pouvoirs » que le Président peut s’attribuer ou l’ « état de siège » que le gouvernement peut décréter).
La dernière c’est que la montée de l’autoritarisme a pour effet d’habituer les populations à voir leurs droits politiques restreints et les libertés publiques limitées, mais peut-être surtout à considérer comme légitimes les traitements violents et arbitraires infligés à certaines franges de la population – aujourd’hui les musulmans, les migrants ou les Rroms notamment.
Tout en t’inscrivant dans une démarche marxiste, tu pointes plusieurs biais dans les analyses marxistes orthodoxes du fascisme – notamment la réduction du fascisme à un simple outil de la classe dominante. Pourrais-tu revenir sur ces points et développer notamment l’importance du fait de saisir le « caractère multiclassiste » du fascisme afin de comprendre la conjoncture actuelle et la possibilité du fascisme ?
Ce que j’ai dit plus haut du fascisme comme produit d’une crise d’hégémonie permet justement d’insister sur le fait qu’il n’est pas un simple outil de la bourgeoisie dont celle-ci pourrait jouer quand et comme elle l’entend au moment où elle en aurait un besoin pressant. Le fascisme ne répond pas à un simple « besoin » du capitalisme à un moment donné de son histoire. La classe dominante aurait plutôt un intérêt objectif à maintenir ses formes « démocratiques » de domination politique, notamment parce que celles-ci favorisent l’illusion d’une participation de la population aux prises de décision et parce qu’elle permet d’opérer une conciliation entre les intérêts divers, et parfois contradictoires, des différentes fractions qui composent cette classe.
Mais ce qui est vrai abstraitement ne l’est pas toujours dans une situation historique concrète : lorsque le capitalisme entre dans une crise multiforme et structurelle, lorsque l’instabilité politique devient telle que la situation paraît ingouvernable (ce qui ne veut nullement dire que les classes populaires sont à l’offensive), une fraction de la classe dominante peut être tentée par la « solution » fasciste. La conquête du pouvoir par les fascistes et la construction d’une dictature fasciste, vont alors résulter de l’alliance entre ces secteurs de la classe dominante (qui n’offrent pas seulement des financements mais surtout le soutien de leurs représentants politiques traditionnels) et le mouvement fasciste proprement dit, les premiers ayant d’ailleurs l’illusion qu’ils pourront sans peine maîtriser le second.
Plus largement, nombre de gens qui se réclament du marxisme n’ont pas rompu avec une conception mécaniste du cours de l’histoire. Cette conception renvoie en fait à une illusion intellectualiste (« scolastique » dirait Bourdieu), consistant à construire un schéma théorique et à s’imaginer que l’histoire – passée, présente et à venir – fonctionnerait invariablement selon ce schéma. Cette démarche est erronée même quand ce schéma est proche de processus historiques réels, puisqu’elle postule que le devenir des sociétés se conformerait en quelque sorte à des « lois de l’histoire ». Toute l’histoire du 20e siècle a suffisamment démenti ce qui pouvait constituer le sens commun des penseurs de la IIe Internationale (Kautsky en tête) pour qu’on s’en débarrasse définitivement.
Mais le problème est encore plus grave lorsque le schéma est pour l’essentiel faux ! Or c’est bien le cas de cette idée pseudo-marxiste selon laquelle le fascisme serait la solution à laquelle la bourgeoisie aurait recours lorsque son pouvoir est menacé par une offensive révolutionnaire de la classe ouvrière. Ce qui permet d’affirmer que le fascisme n’aurait pas d’actualité aujourd’hui, puisqu’aucune offensive révolutionnaire de la part du prolétariat ne serait à l’horizon, donc aucune raison pour la classe dominante d’user du fascisme.
Ce schéma est faux historiquement car, dans les cas italien et allemand, la bourgeoisie ouvre les portes du pouvoir aux fascistes à un moment où la classe ouvrière est très fortement sur le recul et n’est plus en capacité, du moins dans l’immédiat, de postuler au pouvoir. Ceci n’est pas un mince problème : pourquoi la classe dominante italienne (y compris le roi) accepte-t-elle fin 1922 de livrer le pouvoir à Mussolini, un dirigeant franc-tireur qu’elle sait peu contrôlable, alors même qu’en ce moment précis le mouvement ouvrier italien est battu, démoralisé et divisé ?
Dans Naissance du Fascisme, Angelo Tasca parle du fascisme comme d’une contre-révolution « posthume et préventive », et il a raison : le fascisme doit permettre de clore définitivement un cycle historique où le mouvement ouvrier a pu menacer l’ordre capitaliste, et d’empêcher toute révolution à venir. Mais l’acteur de cette contre-révolution n’est pas simplement la classe dominante, et certainement pas une classe dominante qui en chaque moment tirerait les ficelles d’une main ferme et habile, même si évidemment des secteurs de cette classe, notamment les propriétaires terriens, ont joué un rôle éminent dans le fascisme italien. Au contraire, la bourgeoisie est une classe dont le pouvoir repose sur la propriété économique mais qui est structurellement faible sur le plan politique, et qui est donc amenée à déléguer l’exercice du pouvoir politique à des dirigeants spécialisés dans la gestion de l’État [6].
L’acteur principal de cette contre-révolution, c’est le fascisme lui-même en tant que mouvement de masse, qui parvient à s’ériger en acteur politique incontournable et en recours possible, non face à la montée révolutionnaire de la classe ouvrière, mais face à une situation d’ingouvernabilité à laquelle il a largement contribué, et même qu’il n’a cessé d’alimenter par toute son action, sur le plan parlementaire comme dans la rue.
Une manière plus sophistiquée de dire la même chose, à savoir que le fascisme serait aujourd’hui impensable, consiste à affirmer que le programme de l’extrême-droite contemporaine ne correspondrait pas aux « besoins du capital », alors que, selon une thèse habituellement soutenue, le fascisme historique aurait correspondu aux tendances du capitalisme de son temps, à savoir une intervention plus forte de l’État dans l’économie, la concentration des capitaux, etc.
Il y a plusieurs problèmes dans cette thèse, outre le fait que les fascistes n’ont aucun problème à changer radicalement de programme quand le besoin s’en fait sentir ou à contredire totalement leurs programmes électoraux une fois au pouvoir [7]. Le premier c’est qu’il est très contestable que le fascisme ait effectivement correspondu aux besoins fondamentaux du capital [8], même s’il a certainement correspondu aux besoins immédiats d’une partie au moins des capitalistes italiens ou allemands. On peut penser que ce sont les modalités non-fascistes d’intervention accrue de l’État dans l’économie, mais aussi d’intégration du mouvement ouvrier, mises en œuvre ailleurs (notamment aux États-Unis), qui correspondaient le mieux aux besoins de la classe capitaliste dans son ensemble [9].
Mais le second problème est plus important pour ce qui nous préoccupe : même en régime capitaliste, un phénomène politique comme le fascisme peut survenir non parce qu’il répond aux besoins de l’accumulation du capital mais du fait des immenses déséquilibres et des contradictions insolubles – ou du moins difficilement solubles par des moyens ordinaires – créées par l’accumulation du capital, même lorsqu’une partie du programme des fascistes se trouve en contradiction avec les besoins fondamentaux du capital. En ce cas, une partie de la classe dominante peut soutenir les fascistes en espérant que l’exercice du pouvoir les amènera à se montrer « raisonnables » économiquement, c’est-à-dire à ne pas entraver la satisfaction de leurs intérêts.
Ainsi peut-on poser le problème de l’extrême droite contemporaine. Certains aspects de son programme – par exemple l’euroscepticisme du FN – peuvent entrer en contradiction avec les intérêts ou besoins du capitalisme français, et c’est sans doute en partie pour cela que le FN a mis cet aspect de son programme en sourdine depuis la dernière élection présidentielle. C’est aussi pour cela, parce qu’il est fondamentalement un parti capitaliste comme je le montre dans le livre, que s’il parvenait au pouvoir il est très peu probable qu’il réaliserait la sortie de l’euro ou de l’UE.
Est-ce à dire pour autant que l’extrême droite n’aurait aucune chance de parvenir au pouvoir ? Non, car ni hier ni aujourd’hui les succès des fascistes ne reposent sur le fait qu’ils seraient les meilleurs défenseurs des intérêts fondamentaux du capital. Les fascistes sont en mesure de conquérir le pouvoir lorsqu’au terme d’une crise d’hégémonie prolongée ils sont parvenus à bâtir une coalition d’intérêts hétérogènes et à obtenir une audience de masse, principalement sur la base d’une idéologie nationaliste extrême, et dans une situation d’ingouvernabilité tendancielle amenant certains secteurs de la classe dominante à les considérer comme une solution, donc à leur ouvrir les portes du pouvoir par des alliances politiques.
Bien que tu reconnaisses que des forces d’extrême droite, comme le FN, se nourrissent de l’agenda politique raciste des gouvernements successifs depuis 30 ans, tu refuses, avec raison, d’assimiler le racisme d’État au fascisme : quel rôle joue, selon toi, le racisme dans cette « possibilité du fascisme » ?
Pour faire le lien avec la question précédente, c’est un autre défaut central d’un certain marxisme de ne guère prendre au sérieux ce qui se joue de spécifique et d’autonome dans le domaine de l’idéologie et de la politique. Dans l’approche économiciste que je viens d’évoquer, le fascisme est réduit à une simple solution adoptée par le capital face à une crise de son système et face à une offensive révolutionnaire du prolétariat. Pourquoi faudrait-il alors prendre au sérieux, intellectuellement et politiquement, les transformations et les offensives idéologiques qui – sur un temps pouvant être long – favorisent les fascistes ?
À force d’aller répétant que le fascisme aurait pour principale voire unique fonction d’écraser le mouvement ouvrier [10], on en oublie que le nazisme n’aurait certainement pas pu se développer, devenir un mouvement de masse, et donc être en mesure d’apparaître comme une solution aux yeux d’une partie de la classe dominante allemande, sans l’enracinement et le développement tout au long de plusieurs décennies des idéologies pangermaniste et antisémite. L’économicisme va jusqu’à rendre incompréhensible le judéocide : si le nazisme est le simple représentant du grand capital allemand, aspirant à détruire le mouvement ouvrier pour sauvegarder ses intérêts, pourquoi dépenser autant d’énergie à exterminer les Juifs d’Europe, une entreprise monstrueuse qui ne renvoie à aucune rationalité économique capitaliste ?
Comprendre le fascisme de notre temps, ce fascisme possible mais résistible, suppose donc de rechercher dans les dernières décennies, à la fois dans les champs intellectuel et médiatique (ce que je n’ai pas fait) et dans le champ politique (ce que j’ai tenté de faire), les matériaux qui ont été produits et assemblés jusqu’à constituer une nouvelle idéologie fasciste. Encore en phase de construction, cette idéologie n’est pas unifiée sur le plan mondial. Elle repose sur un ensemble d’axiomes convergents, qui tous renvoient à un nationalisme xénophobe (qui fait à l’évidence des migrant·e·s l’ennemi commun de toutes les extrêmes droites), mais elle évolue historiquement et prend des formes diverses selon les traditions intellectuelles et politiques de chaque pays.
L’idéologie néofasciste peut être ultra-conservatrice quant aux droits des femmes et des homosexuel·le·s ici (au Brésil par exemple), ou au contraire se présenter comme la défense la plus conséquente de ces droits qui seraient menacés par les étrangers·ères et notamment les musulman·e·s (aux Pays-Bas ou dans une partie de l’extrême droite française, chez Marine Le Pen notamment). Elle peut reposer principalement sur la stigmatisation des Musulmans (en Europe de l’Ouest), ou ailleurs des Noirs (comme aux États-Unis), ou encore des Rroms et des Juifs (comme en Europe de l’Est). Elle inclut généralement des idées ultra-productivistes (la croissance industrielle est souvent conçue par les fascistes comme une condition de la renaissance d’une nation), mais on trouve des courants défendant des formes d’écofascisme, généralement survivalistes et réactionnaires. Etc.
Pour en revenir spécifiquement au racisme, un point m’est apparu très étrange quand je préparais ce livre. Dans la gauche et l’extrême gauche française des années 1980, notamment dans le cadre de ce qu’on pourrait appeler « l’idéologie SOS-Racisme », le racisme tendait à n’être pris en compte que pour être réduit à l’extrême droite (en particulier au FN), ce qui excluait toute considération pour les mécanismes systématiques de production de l’infériorité raciale (discriminations à l’embauche, à la promotion, sur le marché locatif, mais aussi harcèlement policier et violences impunies, ségrégation raciale de l’espace, etc.). Et pourtant l’extrême-droite continuait à être vue essentiellement comme « le pire ennemi de la classe ouvrière » ; sans mention explicite donc de celles et ceux qui étaient principalement ciblés par le FN, les immigrés et descendants d’immigrés postcoloniaux, et sans politique visant à s’adresser spécifiquement à eux.
Évidemment, la xénophobie et le racisme étaient largement évoqués, voire considérés comme le moteur central du développement de l’extrême droite, mais tendaient à être vus comme des virus idéologiques imposés du dehors de la politique française par le FN, permettant de diviser la classe ouvrière en flattant les préjugés archaïques d’une partie du peuple français. C’est encore malheureusement la vision de certains, il faut bien le reconnaître… Le tableau est très différent si l’on commence par considérer le racisme colonial comme une dimension centrale de la construction de l’État français (dans le contexte de la République impériale puis néocoloniale), ayant des implications fortes jusqu’à la formation de la classe ouvrière en France, tout en considérant également la très durable et profonde implantation de l’antisémitisme dans la politique française.
Jean-Marie Le Pen n’est plus alors simplement celui qui inocule le virus mais l’un des symptômes les plus visibles d’une maladie dont sont atteintes depuis très longtemps la société et la politique françaises [11]. Un symptôme commode, puisqu’il permet de projeter les traits d’une société tout entière sur un seul individu qui les concentre et les assume explicitement. S’il faut critiquer la diabolisation de Le Pen, ce n’est donc certainement pas pour atténuer son caractère raciste et xénophobe, ou parce que finalement l’extrême-droite ne serait pas si dangereuse – elle l’est -, mais parce que cette diabolisation a eu pour l’essentiel une fonction d’exutoire, permettant de faire oublier l’ampleur, la systématicité et la transversalité du racisme dans la société française.
Donc ce que j’ai essayé de faire dans le chapitre du livre que je consacre à ces questions, c’est de décrire la dialectique entre l’offensive nationaliste et raciste en France, ou dit autrement l’offensive blanche (au sens sociologique et politique du terme), et le développement de l’extrême droite, que l’on peut décrire simplement comme la tendance la plus brutalement raciste du nationalisme français, celle dont le projet s’identifie totalement à celui d’une purification ethno-raciale et politique du corps national français.
Ce qui m’a amené à insister sur deux choses. D’un côté, le rôle central, dans la progression du FN, joué par le double consensus xénophobe et islamophobe, qui se construit et s’impose dans la politique française à partir de la fin des années 1980. Ce qui suppose de souligner la responsabilité première des partis dominants, et notamment du PS, puisque celui-ci s’est d’abord rallié au consensus antimigratoire avant d’être l’un des fers de lance de l’offensive islamophobe dans les années 2000. D’un autre côté, il faut saisir la centralité du racisme et de la xénophobie dans l’idéologie et le développement du FN, contrairement à une idée souvent formulée à gauche ces derniers temps, selon laquelle son succès exprimerait une contestation socioéconomique déviée, c’est-à-dire qui ne trouverait simplement pas sa juste cible (les patrons, les actionnaires, les capitalistes, etc.), idée que je réfute assez longuement dans le livre.
Je voudrais ajouter quelques mots sur un point qui n’est pas suffisamment souligné dans l’ouvrage, à savoir que cette offensive blanche ne se comprend pas en dehors du processus d’affirmation de ce que Sadri Khiari nomme la « puissance indigène », qu’il documente et analyse brillamment dans La Contre-révolution coloniale en France. Outre les mobilisations contre les crimes policiers systématiquement impunis ou contre l’islamophobie, on pourrait trouver un exemple récent de cette affirmation, et des réactions qu’elle suscite du côté du pouvoir politique, à travers les manifestations de masse en solidarité avec Gaza à l’été 2014, dont la répression extrêmement brutale et liberticide a inauguré l’offensive autoritaire du gouvernement Hollande-Valls-Macron et cela contrairement à l’idée selon laquelle cette offensive aurait commencé avec la répression des manifestations à l’occasion de la COP21 ou du mouvement contre la loi Travail.
Tu ne consacres qu’un seul chapitre à l’extrême droite, et spécifiquement au FN, pourquoi ? Que penses-tu du débat sur la nature fasciste (ou non) du FN ?
Je n’y consacre qu’un seul chapitre parce que c’est une erreur fondamentale de ramener ce que je nomme la dynamique fasciste à la seule question du parti qui incarne le projet fasciste, en laissant donc de côté le problème non seulement des facteurs (économiques, sociaux, politiques et idéologiques) mais aussi du type de situation de crise qui rend possible le fascisme, ce que l’historien Geoff Eley nomme « fascism-producing crisis » [12]. Il faut donc traiter cette incarnation organisationnelle comme un élément, effectivement central mais parmi d’autres, de la dynamique fasciste.
Évidemment, il a été et il est profitable aux partis dominants – il y a peu le PS, aujourd’hui En Marche – de focaliser le débat sur le FN : cela leur permet de se dédouaner des politiques qu’ils ont menées (et mènent), dont l’un des effets a été la progression du FN. C’est bien parce que le PS a gouverné en s’alignant sur la droite – ou pour être plus précis en se ralliant aux politiques néolibérales, sécuritaires et xénophobes, et en produisant par ce ralliement un triple consensus mortifère – que des millions de personnes en sont venues à considérer que « la droite et la gauche c’est pareil », ce qui a indéniablement ouvert un espace politique au FN. Après avoir percé dans les années 1980 sur la base d’une rhétorique droitière et anti-immigrés, celui-ci a d’ailleurs fait sien à partir des années 1990 le slogan « ni droite ni gauche » qui fut le mot d’ordre historique du fascisme français (spécifiquement issu du Parti populaire français de Doriot), repris et amplifié par Marine Le Pen depuis sa conquête du parti.
Mais il y a un deuxième problème : le débat sur la « nature » (fasciste ou non) du FN est systématiquement mal posé. D’abord il faudrait insister sur le fait qu’aucune organisation n’a une « nature », c’est-à-dire une essence fixée une fois pour toutes par sa généalogie). Toute organisation évolue en fonction de rapports de force internes et de son environnement externe, si bien qu’une organisation initialement de droite peut aller vers le fascisme (la trajectoire récente de l’AfD en Allemagne plaide en ce sens), et qu’un parti fasciste peut se muer en une organisation de droite classique. On a pu observer ce second cas en Italie où la principale organisation néofasciste européenne de l’après-guerre, le MSI (Mouvement social italien), est devenue progressivement – sous le nom d’Alleanza Nazionale – un parti de la droite conservatrice, quand dans le même temps émergeaient à travers des trajectoires complexes d’autres partis néofascistes : la Lega (anciennement Ligue du Nord), mais aussi Fratelli d’Italia (une scission d’Alleanza Nazionale), Casapound, Forza Nuova, etc.
Mais surtout le caractère fasciste ou non du FN est généralement évalué à partir du constat de la présence en son sein de militants assumant explicitement l’héritage fasciste, ou manifestant les traits les plus visibles de l’appartenance à la mouvance fasciste, ou encore ayant été membres d’organisations explicitement fascistes ou néofascistes. Or, étant donné l’illégitimité depuis 1945 de tout ce qui est associé au fascisme, on voit mal comment les dirigeants du FN pourraient ne pas considérer que toute marque explicite de sympathie ou d’accointance avec le fascisme historique, de leur part ou même de la part d’adhérents du parti, les condamnerait à la marginalité politique. Une telle manière de poser le problème ne peut donc aboutir qu’à la conclusion suivante : le FN aurait rompu avec le fascisme.
Cela tend en outre à faire passer à l’arrière-plan les deux critères les plus pertinents pour la caractérisation du FN : son idéologie (le type de projet politique défendu, qu’il faut tenter de débusquer et de reconstruire à partir des discours de meeting, des programmes électoraux, des déclarations de ses dirigeants, des enquêtes menées en son sein, etc.), et sa pratique. Je suis obligé ici de renvoyer au livre mais disons que, si l’on prend au sérieux ces deux critères, il me semble que l’on est contraint de caractériser le FN, non comme un vague parti populiste ou souverainiste, mais comme parti fasciste inachevé ou en gestation. En effet, s’il ne dispose pas à l’heure actuelle de l’appareil de mobilisation, d’encadrement et de violence propre aux mouvements fascistes classiques [13], il se fonde bien sur un projet de type fasciste (qui n’a nul besoin de dire son nom ou d’être véhiculé par des gens qui se réclameraient sur toutes les ondes du fascisme).
Quels sont les principaux obstacles que la gauche devra surmonter pour faire face à la « possibilité du fascisme » ?
D’abord il faut remarquer que la gauche française est peut-être débarrassée du PS, point important tant ce parti a constitué depuis son tournant néolibéral du début des années 1980 un acteur central d’abord de la stabilisation politique du capitalisme français, un capitalisme secoué par la contestation multiforme caractéristique des « années 1968 » [14], puis de l’offensive néolibérale, xénophobe et autoritaire. Il s’agissait donc un verrou qu’il fallait faire sauter. Son déclin brutal, alors qu’il détenait tous les leviers du pouvoir politique en 2012, signale une occasion historique de faire émerger une nouvelle force politique, même si la réalisation de cet objectif se heurte à une série d’obstacles sérieux. Mon hypothèse c’est que l’antifascisme pourrait jouer un rôle positif de catalyseur politique mais sous certaines conditions.
La première, la plus évidente, c’est de refuser la réduction de l’antifascisme à une posture morale d’indignation face aux discours et aux initiatives d’extrême droite. L’indignation n’est pas en soi problématique (Daniel Bensaïd avait raison de décrire la politisation radicale de la manière suivante : « On s’indigne, on s’insurge, et puis on voit … »), mais elle se ramène bien trop souvent à une simple réaction individuelle, facilement récupérable par les partis dominants, et, en fin de compte inoffensive, parce que rétive aux engagements collectifs et incapable de pointer des responsabilités politiques ainsi que des tâches politiques.
De même doit-on mettre en garde contre la tentation intellectualiste consistant à ramener l’antifascisme à une entreprise de réfutation purement intellectuelle des « arguments » de l’extrême droite. Non qu’il faille refuser d’affronter le fascisme sur ce terrain des idées, mais on ne saurait s’illusionner sur ce point : ses progrès n’étant pas principalement le produit de victoires intellectuelles mais de conditions économiques, sociales et politiques, c’est à transformer ces conditions qu’il faut œuvrer en priorité, et cela par l’action politique. Aussi bien l’indignation que la bataille intellectuelle ne sont donc productives qu’à condition de se prolonger et de s’inscrire dans une démarche collective de lutte pour une autre société, autrement dit dans une politique d’émancipation.
Une deuxième condition c’est de se défaire de l’illusion institutionnelle, qui se décline à deux niveaux. Le premier c’est ce qu’on appelle le « front républicain », consistant, pour le dire rapidement, dans l’alliance politique avec toutes les forces non-fascistes. Cette démarche a pour défauts d’être purement défensive, strictement électorale et surtout de mettre les antifascistes à la remorque de partis dont les politiques ne cessent d’alimenter l’ascension des fascistes. Cela ne peut à moyen terme que favoriser encore davantage cette ascension, en validant l’idée défendue par l’extrême droite qu’elle constituerait la seule menace pour le système, donc la seule alternative.
Notons au passage que ce refus de la démarche de « front républicain » n’exclut pas un appel au vote pour écarter le danger immédiat d’une victoire fasciste aux élections, si du moins cet appel est clairement distingué d’une quelconque forme d’alliance, s’il s’accompagne d’une critique publique des forces bourgeoises ou réformistes, et s’il se combine à la popularisation d’une stratégie antifasciste de lutte et d’un projet politique de rupture avec l’ordre existant. Il était ainsi juste d’appeler à voter Haddad au Brésil pour faire face au danger mortel représenté par Bolsonaro, sans pour autant donner un blanc-seing au PT et en insistant sur la nécessaire mobilisation post-électorale pour faire reculer l’extrême droite.
Mais l’illusion institutionnelle c’est aussi la croyance dans la capacité des institutions politiques, et plus largement des États « démocratiques », à « digérer » les mouvements fascistes, donc à empêcher la construction de dictatures. Tous ceux qui prétendaient cela au 20e siècle ont été démentis et ce sont les peuples – en particulier les minorités et les militants du mouvement ouvrier – qui en ont payé le prix fort. Il y a plusieurs raisons à cela, mais on peut en mentionner deux rapidement.
Tout d’abord tous les régimes « démocratiques » prévoient des mesures d’exception dont le pouvoir exécutif peut user dans des circonstances où la sûreté de l’État est considérée comme « menacée » : les fascistes n’ont donc généralement qu’à s’appuyer sur des procédures légales pour installer leur pouvoir et construire leur dictature. Ensuite, l’État n’est pas un arbitre neutre des conflits sociaux et politiques, qui se situerait en surplomb des forces en lutte (et notamment au-dessus des classes). Lorsque des franges éminentes des classes possédantes font le choix de soutenir un parti fasciste, l’État – en particulier les appareils répressifs d’État – tendent non simplement à fermer les yeux sur leurs agissements criminels mais à collaborer activement avec eux (désarmant le mouvement ouvrier et armant les bandes fascistes). Espérer que la police, l’armée ou la justice nous protègeront des fascistes, c’est donc creuser sa propre tombe. Toute initiative allant donc dans le sens de l’accroissement des capacités d’autodéfense populaire devrait donc être accueillie positivement, encouragée et systématisée par les organisations.
Une troisième condition c’est le refus d’un sectarisme qui peut prendre différentes formes et se réclamer d’idées très variées (la construction du seul parti authentiquement révolutionnaire, la prétention à incarner seul le peuple, etc.), mais qui toutes amènent à refuser de faire front. Faire front non pas avec n’importe qui et simplement contre le fascisme, mais avec tous ceux et toutes celles qui acceptent de défendre et de populariser un programme de défense des intérêts de la majorité de la population, de lutte contre les oppressions, et de conquête de la démocratie (ce qui suppose notamment de prendre le pouvoir sur la production, donc de socialiser l’économie).
On sait que la réponse de Trotsky dans le contexte allemand des années 1930 tenait dans la stratégie de front unique entre les organisations du mouvement ouvrier, en l’occurrence la social-démocratie et le communisme : seul un tel front, doté d’une stratégie de défense armée et d’offensive politique, aurait pu enrayer selon lui la conquête du pouvoir par les nazis, en proposant une solution socialiste à la crise d’hégémonie. Mais le front unique tel qu’il le voyait (à la suite des troisième et quatrième congrès de l’Internationale communiste) supposait l’existence d’organisations puissantes, profondément implantées dans le prolétariat et donc susceptibles d’entraîner très largement dans la lutte contre le fascisme.
Le front antifasciste de notre temps peut paraître plus difficile à bâtir, parce qu’il ne peut pas être décrété d’en haut par des forces aujourd’hui beaucoup plus limitées et fragmentées. Cela ne signifie en rien qu’il ne doit pas être recherché obstinément et construit patiemment à chaque occasion, parce qu’on ne peut se contenter simplement d’attendre et d’espérer une mobilisation spontanée qui réaliserait enfin ce front. Les organisations politiques, syndicales et associatives ont et auront un rôle à jouer mais leur implantation, déclinante pour certaines ou embryonnaire pour d’autres, le fait qu’elles sont moins organiquement liées à la vie des populations, suppose que l’on vise d’emblée plus large que leurs seuls membres ou sympathisants, que l’on parvienne à s’adresser aux différentes franges des classes populaires sans opposer cette nécessité aux perspectives légitimes des organisations.
Une quatrième condition, particulièrement cruciale en France, c’est la connexion étroite qui doit s’imposer entre l’antifascisme et l’antiracisme politique. Étant donné la place que joue le racisme – en particulier sous la forme de l’islamophobie – dans le développement de l’extrême droite et la « droitisation » de tout le champ politique (qui se renforcent l’un l’autre dans un cercle vicieux dont les politiques antimigratoires, les violences policières et l’islamophobie d’État sont des produits immédiats, et dont l’aboutissement final peut être le fascisme), aucun antifascisme sérieux ne peut faire l’impasse sur cette question. Je renvoie ici à ce qui est dit plus haut mais j’ajouterai que la démarche de front unique évoquée à l’instant doit dès lors être étendu à toutes les organisations et collectifs luttant contre les oppressions structurelles, de manière à bâtir ce que je nomme dans le livre un bloc subalterne.
Pour conclure je dirais que, si la question du fascisme est aussi cruciale pour nous, c’est qu’au-delà des résistances immédiates, elle pose le problème de l’alternative, la peste brune ne pouvant être vaincue par un combat strictement défensif mais par une lutte pour une autre société supposant de conquérir le pouvoir. Si le fascisme peut être défini assez adéquatement comme le mouvement réel qui, à une époque de crise organique du capitalisme, perpétue par la terreur l’ordre établi et intensifie l’oppression tout en se présentant sous des dehors subversifs, radicaux voire révolutionnaires, il apparaît clair qu’il faut lui opposer, non la défense sans attrait du monde tel qu’il est, mais « le mouvement réel qui abolit l’état actuel des choses » dont parlaient Marx et Engels, et qu’ils nommaient communisme. À nous donc, collectivement, d’en imaginer les formes, d’en trouver les chemins et d’en forger les moyens.