Sommaire
- Introduction
- Grève du travail reproductif et construction de communs reproductifs, par Sylvia Federici
- « La grève des stages est une grève des femmes ». Formes et fondements du travail gratuit aujourd’hui, par Maud Simonet
- S’approprier les luttes des travailleuses du sexe pour (re)penser le travail reproductif, par Morgane Merteuil
- Se libérer par le travail, se libérer du travail : perspectives féministes, par Morgane Kuehni
Introduction
Présentation du livre
Ce texte tente de résumer subjectivement les thèses principales du livre Travail gratuit et grèves féministes, de Silvia Federici [1], Maud Simonet [2], Morgane Merteuil [3] et Morgane Kuehni [4], paru en 2020 aux éditions Entremonde. Il est composé d’une introduction, d’un article de chacune des autrices, d’une postface et 8 illustrations de 8 artistes, réalisées en ville de Fribourg le 14 juin 2019. Il fait 108 pages en format A6, ce qui le rend plutôt facile et rapide à lire.
Les 4 articles sont issus d’une journée de préparation de la grève féministe de juin 2019 à Lausanne, grève qui s’inscrit dans la continuité de la grève de 1991. En 1991, les raisons de la grève étaient davantage économiques [5], tandis qu’en 2019, les grévistes « remettent ainsi en cause l’absence de reconnaissance du travail non rémunéré (domestique et du care [6] ), essentiellement à leur charge, leur faible représentation dans les médias, leur invisibilisation dans les espaces public et politique, les violences à leur égard dans la rue comme dans la sphère domestique, la dévalorisation de la sexualité féminine, des approches de la santé et de la médecine encore fortement androcentrées et, plus largement, une société aux valeurs hétéro- et cis-sexistes » [7]. Le 25 mai 2019, les 4 autrices participent à des tables rondes et conférences, d’où les 4 articles sont tirés.
Capitalisme et patriarcat dans la Suisse contemporaine
Le monde du travail suisse fait souvent office d’Eldorado en Europe, voire dans le monde, et attire une main-d’œuvre étrangère nombreuse.
En Suisse particulièrement, l’implication mutuelle du capitalisme et du patriarcat est extrêmement forte. Alors que « le monde du travail suisse fait souvent office d’Eldorado en Europe, voire dans le monde, et attire une main-d’œuvre étrangère nombreuse » [8], l’analyse détaillée des marqueurs socio-économiques révèle une grande précarité dans le chômage [9] mais également dans l’emploi [10], et plus particulièrement chez les femmes [11]. Ces inégalités structurelles sont encore largement justifiées par la vieille rhétorique des « capacités typiquement féminines » pour telle ou telle tâche, par leurs compétences naturelles au travail domestique, travail qui est plus de l’ordre du devoir que du choix. Si bien que « dans les ménages hétérosexuels, les femmes ont réalisé en moyenne près des deux tiers des tâches domestiques en 2013 » [12], et souvent beaucoup plus lorsque les couples ont des enfants. C’est aussi elles qui assument la grande majorité du travail reproductif, travail qui est largement invisibilisé et non reconnu [13].
Dans les ménages hétérosexuels, les femmes ont réalisé en moyenne près des deux tiers des tâches domestiques en 2013.
Le travail gratuit au cœur du capitalisme
L’ambition de l’ouvrage est de mettre le travail gratuit au premier plan de l’analyse politique du capitalisme. « Remettre le travail domestique non rémunéré au centre c’est, premièrement, insister sur le fait que le capitalisme repose sur ce travail pour assurer son fonctionnement » [14]. « Deuxièmement (…) la critique du travail gratuit féminin est centrale dans un autre sens : elle est un paradigme pour penser tout un éventail d’autres formes de travail gratuit allant du Workfare [15] au volontariat, en passant par le travail numérique et les stages non rémunérés [16]. La gratuité de ces différents types de travail se fait au nom de la « naturalisation » (des femmes), mais aussi au nom des « valeurs », de l’amour ou de la citoyenneté. Ce n’est donc pas simplement un travail de production sans rémunération ; c’est un « déni du travail », « au sens où l’activité elle-même est niée comme travail et la personne niée comme travailleuse » [17]. Enfin, le travail gratuit jette les bases d’une « théorie générale de l’exploitation » [18]. De plus en plus fréquemment, le revenu n’est pas touché en échange du travail, mais une contrepartie fournie en échange d’une allocation. Si on considère avec Marx que le salaire n’est pas le paiement du travail mais la rémunération de la force de travail, l’extension féministe de cette thèse s’applique d’autant mieux au travail salarié en général. Par conséquent, « l’analyse critique du travail non rémunéré développée par les féministes à partir du cas du travail domestique offre ainsi de précieux outils théories pour l’analyse globale du capitalisme » [19].
L’analyse critique du travail non rémunéré développée par les féministes à partir du cas du travail domestique offre ainsi de précieux outils théories pour l’analyse globale du capitalisme.
La grève comme révélateur du travail gratuit
Pour les autrices, la grève apparaît comme un moyen politique tactique et stratégique pour faire reconnaître le travail gratuit, et le contester. Pour Silvia Federici, faire grève permet de revendiquer un salaire au travail ménager [20]. Cette « stratégie de dénaturalisation, (qui) force à compter et négocier le travail domestique, (…) rend visible (le travail ménager) comme travail et amorce un mouvement de politisation qui fournir les fondements de sa contestation » [21]. Morgane Merteuil partage cette analyse, et prévoit son application au travail sexuel. Pour elle, les féministes doivent soutenir les luttes des travailleur.euse.x.s du sexe, car elles y ont des intérêts communs ; « reconnaître le travail sexuel comme travail, c’est en effet politiser l’ensemble du travail sexuel y compris celui accompli dans l’univers domestique, lui-même souvent masqué comme travail, et se donner les moyens de le contester. A l’inverse, refuser aux professionnel.le(.x.)s du sexe la qualité de travailleurs et travailleuse(.x.)s, c’est contribuer à la naturalisation des services sexuels non rémunérés effectués dans un cadre familial ou non-marchand » [22].
Reconnaître le travail sexuel comme travail, c’est en effet politiser l’ensemble du travail sexuel y compris celui accompli dans l’univers domestique (…) et se donner les moyens de le contester.
La grève apparaît donc non pas comme une simple symbolique, mais comme une critique de l’exploitation et une théorie de l’émancipation. D’ailleurs, Maud Simonet défend dans son dernier ouvrage que c’est précisément dans la grève du travail gratuit dans son interruption, que le travail est rendu visible comme travail [23].
Grève du travail reproductif et construction de communs reproductifs, par Sylvia Federici
Le 8 mars 2019, les féministes du monde entier ont appelé à une grève du travail reproductif. Deux questions s’imposent alors : d’abord, qu’est-ce que la grève du travail reproductif et que veut dire reproduction ; ensuite, quels sont les stratégies et principes qui doivent guider l’organisation d’une telle grève. Federici tente d’y répondre.
Sur le travail reproductif
Le travail reproductif inclut aujourd’hui le travail domestique, de procréation et de soin. Mais ça va plus loin que ça. Pour Federici,
« Lorsque nous parlons de « reproduction », nous ne parlons pas seulement d’activités qui reproduisent nos vies, mais d’activités essentielles à la reproduction de la main-d’œuvre et au processus d’accumulation capitaliste ».
[24] Ainsi, l’analyse féministe montre que le travail reproductif a un double caractère : d’un côté, « il reproduit notre vie à travers la procréation, l’éducation des enfants, le travail sexuel, ainsi que la cuisine, le ménage, le réconfort apporté aux proches, etc. » [25]. Mais d’un autre côté, « il la reproduit d’une manière et avec une finalité particulière, au moyen d’activités qui, vues dans leur ensemble, apparaissent clairement subsumées à l’organisation capitaliste du travail » [26]. Autrement dit, ceux qui bénéficient le plus du travail reproductif, ce n’est pas les familles, mais bien les capitalistes, qui économisent des milliards par un travail qui leur coûterait au moins autant d’argent à mettre en place. Si bien que les gouvernements et les entreprises ont une dette envers les femmes, et que cette dette est colossale.
Les gouvernements et les entreprises ont une dette envers les femmes, et cette dette est colossale.
Qu’est-ce qu’une grève du travail reproductif ?
Pour les grèves féministes, et en particulier concernant le travail reproductif, il est important de sortir de l’imaginaire de la grève syndicale, de masse, de rue, avec piquets et banderoles. Pour Federici, une grève est « un processus organisationnel par lequel nous construisons des liens et des alliances pour développer de nouvelles formes de luttes » [27]. Concernant le travail reproductif en particulier, des grèves ont déjà lieu, dans l’ombre : refus d’avoir beaucoup d’enfants ou d’en avoir tout court, le refus du mariage, ou autre. Jenny Brown en parle dans son ouvrage Birth Strike [28]. Mais les grèves du travail reproductif sont aussi celles du personnel enseignant ou soignant. Un autre exemple de grève du travail reproductif est celle des travailleur.euse.x.s domestiques, en particulier des personnes immigré.e.x.s, qui représente en Europe la majorité du personnel. Majoritairement composé de femmes, ce personnel est en passe de réussir, voire a déjà réussi dans certains États américains, à modifier la loi pour faire passer leur travail d’un statut de « camaraderie » (companionship) à un réel statut de travail, obtenant ainsi des congés payés, une délimitation des horaires de travail, la reconnaissance des heures supplémentaires et autres avantages.
Une grève n’est pas seulement une journée d’action, une grève est un processus.
Il ne faut pas mesurer une grève par ce qui se passe ce jour-là. « Une grève n’est pas seulement une journée d’action, une grève est un processus » [29]. Ce processus est un instrument, qui permet notamment de rencontrer d’autres féministes qu’on n’aurait pu rencontrer ailleurs. Un des moyens essentiels de cet instrument est la création d’espaces sûrs où les grévistes se sentent à l’aise. « Le capitalisme rassemble les travailleuses et travailleurs dans le processus de production, mais nous atomise dans les lieux de la reproduction sociale » [30] ; les espaces de rencontre sont donc un outil essentiel à la construction de la grève au sens large. Le deuxième moyen de la grève est le temps ; se réunir, s’organiser politiquement, demande du temps et de l’énergie. Or, il n’est souvent pas possible de se rendre à des réunions après de longues journées de travail. Travailler moins, « se libérer de l’emprise du travail » [31] devient un impératif catégorique pour construire un mouvement de grève. Le dernier élément pour un tel mouvement est le besoin de programmes. Rien de comparable au programme du Parti Communiste, au contraire ; des programmes composites élaborés par des féministes d’horizons différents. « La grève doit permettre de concevoir une forme d’organisation, des stratégies et des programmes qui s’attaquent directement aux rapports de pouvoir pour les ébranler » [32].
Sur les stratégies et principes qui doivent guider l’organisation d’une grève
Le capitalisme invisibilise et s’approprie le travail reproductif. Federici riposte : « Je propose que l’un de nos objectifs au sujet du travail reproductif soit la réappropriation de la richesse que nous avons créée, objectif que nous devrions indiquer clairement par la grève » [33]. Cette appropriation peut prendre plusieurs formes, comme l’accès à un logement gratuit ou aux soins médicaux gratuits.
Je propose que l’un de nos objectifs au sujet du travail reproductif soit la réappropriation de la richesse que nous avons créée.
« Deuxièmement, nous devons mettre en place davantage de formes communautaires de coopération, ce que j’appellerais les « communs reproductifs » » [34]. Ces formes de communs existent déjà dans une certaine mesure ; cuisines et jardins d’enfants communautaires, banque de temps ou jardin. Mais il s’agit ici « d’organiser des espaces de vie et des formes de travail reproductif (…) où nous pouvons devenir autonomes par rapport au marché et commencer à construire des formes d’autogestion » [35].
« Troisièmement, et c’est un point crucial, il s’agit de subvertir les divisions qui se créent continuellement entre nous » [36]. Autrement dit, en finir avec les politiques racistes, classistes, islamophobes ou LGBTIQA+phobes qui divisent les mouvements féministes. Affirmer une « tolérance zéro » et la pratiquer sont indispensable pour construire un autre monde. A ce sujet, il faut s’éloigner de l’idée que l’État peut protéger les milieux et mouvements féministes. Au contraire, la véritable violence est d’abord institutionnelle et se traduit concrètement pas les politiques économiques. « Si nous croyons que mourir car notre vie a été consumée par l’anxiété liée au travail, par le manque d’argent, par le manque de temps pour consulter un.e médecin, c’est de la violence… Alors se tourner vers le gouvernement pour nous protéger n’a aucun sens » [P. 46.].
Si nous croyons que mourir car notre vie a été consumée par l’anxiété liée au travail, par le manque d’argent, par le manque de temps pour consulter un.e médecin, c’est de la violence… Alors se tourner vers le gouvernement pour nous protéger n’a aucun sens.
Enfin, il convient, dans la construction d’un mouvement de grève, d’apporter un contenu positif. La grève doit être porteuse d’espoir pour celleux qui la rejoignent. La joie doit également en faire partie, et ne doit pas être sans arrêt reportée au monde « d’après la révolution ». « La lutte doit aussi nous procurer de la joie, sinon pourquoi la mènerions-nous ? » [37].
« La grève des stages est une grève des femmes ». Formes et fondements du travail gratuit aujourd’hui, par Maud Simonet
Le point de départ de Maud Simonet est la mobilisation sociale des stagiaires au Québec [38] et appel à la grève dans ce secteur. Sa thèse est la suivante : « Le travail domestique est le paradigme, le socle, la matrice pour penser le travail gratuit aujourd’hui, quel que soient les formes instituées par celui-ci : les stages bien sûr, mais aussi le bénévolat, le volontariat et autres formes de service civique, le workfare, bref toutes ces formes de travail non reconnues comme telles, invisibles comme travail, et qui sont pourtant au cœur du fonctionnement du marché du travail aujourd’hui, et ce dans un double sens » [39]. Elles sont à la fois le moteur du capitalisme, et à la fois au cœur du système salarial contemporain. Ce qui est intéressant, c’est que la dénonciation des stages comme travail gratuit vient de la même logique que l’assignation des femmes au travail domestique [40], car les stages non payés sont majoritairement dans les secteurs dits féminins (santé, social, éducation, etc.), tandis que chez les ingénieurs, qui sont surtout des hommes, ces stages sont payés. Voilà pourquoi « la grève des stages est une grève des femmes » [41].
La grève des stages est une grève des femmes.
Ce constat amène Maud Simonet à interroger les conséquences du travail gratuit en termes d’exploitation. Dans une étude de terrain menée à New York au sujet des travailleur.euse.x.s qui nettoient Central Parc [42], Simonet analyse la tendance des services publics à utiliser des milliers de personnes bénéficiaires de l’aide sociale au workfare et bénévoles pour nettoyer le parc. Non sans se poser toute une série de questions sur ce lien de causalité [43], Simonet tire des conclusions qu’une partie de la littérature féministe a déjà élaborées au sujet du travail domestique. Premièrement, « le travail gratuit ne doit pas être pensé comme une soustraction (un travail moins une rémunération), mais bien comme un déni de travail, une non-reconnaissance de la travailleuse comme travailleuse, et ce au nom de valeurs : au nom de « l’amour » pour le travail domestique (ce n’est pas du travail, c’est de l’amour !) ; au nom de « la citoyenneté » pour les formes civiques de travail gratuit sur lesquelles je m’étais penchée dans mes enquêtes » [44]. Deuxièmement, qu’il faut sortir des oeillères salariales pour « penser l’exploitation », et voir qu’elle s’opère en dehors du salariat, comme dans « nos cuisines et nos chambres à coucher » [45], et aussi dans les espaces de loisirs et d’engagement. Troisièmement, que les formes d’exploitation des femmes sont multiples et qu’il est bon de « déshomogéneiser » leurs expériences de celles-ci.
Si le travail domestique est désigné comme gratuit aujourd’hui, la littérature scientifique, en particulier la sociologie, a grand mal à l’intégrer cette catégorie pas si nouvelle dans ses champs de recherche concernant le « travail ». L’androcentrisme persistant dans nos catégories d’analyse reste un fléau tenace à évacuer.
S’approprier les luttes des travailleuses du sexe pour (re)penser le travail reproductif, par Morgane Merteuil
Les périodes d’effervescence, comme pendant la préparation de grèves, sont des bons moments pour repenser certains préjugés. Pour Morgane Merteuil, les grèves féministes permettent de remettre sur la table le débat sur le travail du sexe. Selon elle, les militantes féministes ont un intérêt direct à soutenir les luttes menées par les travailleur.euse.x.s du sexe. Cette nécessité peut se justifier de deux manières. La première approche est « morale, humaniste » : « il s’agit de soutenir les travailleuses du sexe face aux lois de pénalisation qui les mettent en danger » [46]. Cependant, si cette approche est nécessaire dans le contexte d’urgence actuel, elle reste « insuffisante », et « potentiellement néfaste » [47]. La seconde approche est politique : « au lieu de revendiquer un soutien des plus « privilégiées » aux plus opprimées, il s’agit d’insister sur les intérêts communs aux travailleuses du sexe et à leurs camarades féministes » [48]. En effet, Merteuill déclare : « les travailleuses du sexe n’ont pas tant besoin de coups de pouce des féministes que les féministes ont besoin de s’approprier les luttes des travailleuses du sexe » [49].
Les travailleuses du sexe n’ont pas tant besoin de coups de pouce des féministes que les féministes ont besoin de s’approprier les luttes des travailleuses du sexe.
Sur l’appropriation des luttes des travailleuses du sexe
« « S’approprier », c’est-à-dire non pas, à la manière des mouvements abolitionnistes, prétendre parler au nom de la souffrance des travailleuses du sexe, mais au contraire penser la situation des travailleuses du sexe à partir de sa propre expérience de fournisseuse de services sexuels non rémunérés (une expérience à laquelle peu de femmes hétérosexuelles ont échappé) » [50]. Plusieurs mouvements féministes ont d’ailleurs déjà appliqué principe : la campagne Wages for Housework des années 1970 [51], le groupe Wages Due Lesbians [52], le comité Black Women for Wages for Housework [53]. Un des intérêts communs réside dans la défense avec les travailleur.euse.x.s du sexe contre les violences subies : « en naturalisant les violences qui sont faites aux travailleuses du sexe, la stigmatisation de la prostitution agit également comme une menace à l’encontre de toutes les femmes, en les prévenant de ce qui leur arrivera si elles font pour de l’argent ce qu’elles sont censées faire gratuitement, si elles font par intérêt matériel ce qu’elles sont supposées faire par désir ou pas plaisir » [54]. C’est ce que Merteuil appel le paradoxe du néolibéralisme : on ne doit plus vendre uniquement sa force de travail, mais de plus en plus « se vendre comme subjectivité, et notamment comme sujet désirant » [55]. Ce paradoxe touche les femmes dans le travail domestique, les travailleur.euse.x.s du sexe ou encore les personnes queer [56].
Sur l’application concrète
L’appropriation des luttes des travailleur.euse.x.s du sexe par les mouvements féministes permet de dénaturaliser la figure de la femme au foyer, dans l’objectif de reconnaître le travail domestique (et gratuit) comme travail, et combattre les assignations aux tâches de reproduction sociale par des argumentaires nazes d’ « identité » ou de « nature féminine ». Mais dénaturaliser l’hétérosexualité ne doit pas entraîner la naturalisation de l’homosexualité : « il s’agit, au contraire, d’identifier la fonction de l’hétérosexualité comme pratique sociale dans les processus d’accumulation capitaliste, afin de penser stratégiquement une « queerisation » de la reproduction sociale qui mette à mal ces processus, au lieu de les favoriser » [57]. Autrement dit, la crainte d’être assimilée.x aux travailleur.euse.x.s du sexe agit comme un outil de reproduction du capital à moindre coût. C’est en ce sens que les mouvements féministes gagnent à revendiquer une proximité avec les luttes des travailleur.euse.x.s du sexe. Merteuil conclut : « cette revendication de proximité, voire d’identification, ne saurait être possible sans l’assurance que, travailleuses du sexe ou non, le mouvement féministe en particulier, et les espaces de luttes et de solidarités en général, sont prêts à participer eux aussi à une telle lutte » [58].
Se libérer par le travail, se libérer du travail : perspectives féministes, par Morgane Kuehni
L’argumentaire de Mégane Kuehni se fait en trois points. Son premier point, titré « D’un accès au travail « productif » comme revendication (1970) à des revendications centrées sur le travail productif (2019) » [59], est un constat historique ; dans les années 1970, le point central de certains mouvements féministes étaient de faire reconnaître le travail domestique et gratuit comme du travail, au sens marxiste du terme. Kuehni emprunte le mot à Federici : l’objectif était de déplacer l’analyse socio-économique, de sorte « que le centre de gravité ne soit plus exclusivement le travail salarié et la production de marchandise mais la production et la reproduction de la force de travail » [60]. D’après Kuehni, cette revendication a largement abouti en Suisse ; la « mise au travail des femmes » [61] s’est opérée, tant dans les mentalités et les politiques publiques [62], que dans l’intérêt du capital. Cette mise au travail s’est accompagnée d’un mouvement de retrait des revendications sur le travail reproductif, au profit de revendications sur le travail productif. Même si les revendications sur le travail reproductif n’ont pas complètement disparu, d’après Kuehni « ce passage en arrière-fond renvoie (…) à des hiérarchies sociales bien entérinées, à la primauté du productif sur le reproductif. Cette hiérarchisation me semble dangereuse pour la lutte féministe et c’est l’objet de mes deux autres points » [63]. Venons-y tout de suite.
Double crise (du travail productif et reproductif) et rôle du workfare dans la dévaluation du travail reproductif [64]
Kuehni analyse : « L’accès au travail reproductif a été un facteur d’émancipation des femmes, mais le travail rémunéré ne leur a pas ouvert les portes du paradis ou de l’autonomie » [65]. Sans accuser les mouvements féministes des décennies précédentes, elle explique que deux choses n’ont pas été anticipées, mais qu’elles ne pouvaient pas l’être. Premièrement, il était impossible de prévoir les vagues de précarisation massives du marché du travail, à l’œuvre depuis les années 1980-1990, dans les pays occidentaux. Elle accentue : « les femmes ont été les premières cibles de ces processus de précarisation car elles ont été, et elles sont aujourd’hui encore, utilisées comme des leviers d’ajustement par le capital » [66]. Deuxièmement, il n’était pas non plus prévisible que l’accès des au travail productif n’implique pas une augmentation du partage des tâches domestiques entre hommes et femmes. Cette deuxième conséquence a amené à ce que Kuehni appelle une « crise du care » ou « crise du travail reproductif » [67]. A cause de ce non-partage des tâches domestiques, les femmes sont astreintes à la double journée de travail, productif d’un côté, reproductif de l’autre. L’État a un grand rôle à jouer dans l’assignation de cette double journée de travail aux femmes [68].
L’accès au travail reproductif a été un facteur d’émancipation des femmes, mais le travail rémunéré ne leur a pas ouvert les portes du paradis ou de l’autonomie.
Aussi et surtout, la « mise au travail » (productif) des femmes a entraîné une dévalorisation du travail reproductif [69]. Ces tâches sont désignées comme le travail « qui ne paie pas », et sont donc désertées par les carriéristes de tout poil, les laissant donc aux plus précaires, dont beaucoup de femmes. Or comme le rappelle Kuehni, « ce travail de reproduction au sens large est pourtant le cœur ou le ciment de ce qui fait société » [70].
Pour LA grève féministe [71]
LA grève féministe, ce n’est pas une grève sectorielle ou professionnelle ; c’est une grève de toutes les femmes. Kuehni emprunte le mot de Simone Weil : « il s’agit, après avoir toujours plié, tout subi, tout encaissé en silence pendant des mois et des années, d’oser enfin se redresser. Se tenir debout. Prendre la parole à son tour. (…) Indépendamment des revendications, cette grève est elle-même une joie. Une joie pure. Une joie sans mélange » [72]. Mais Kuehni conclut : la grève féministe « ne doit pas être une grève qui sacrifie le travail reproductif sur l’autel du travail productif » [73]. En d’autres termes, elle ne doit pas faire front commun avec le féminisme libéral ou nationaliste ; elle doit être « une lutte de gauche » [74].