Histoire - Mémoire Thème du mois

Pour le progrès : trier et recycler les humains

Ce mois-ci Renversé s’intéresse à la contestation de la « course accélérée vers l’avenir ». Un thème de réflexion proposé tout au long de cette drôle d’année 2020 par les Archives contestataires. Il s’agit de revenir, à l’aide de documents d’époque, sur la période de généralisation de la voiture individuelle, des appareils électroménagers, de l’augmentation des rendements agricoles bruts, etc. pour se demander si ces « progrès » ont vraiment été unanimement acceptés ou s’ils n’auraient pas fait l’objet de certaines contestations.

Genève |

Si la restructuration capitaliste qui débute en 1974 frappe la Suisse avec une intensité particulière, elle n’a pratiquement pas de conséquences sur le taux de chômage dans le pays.

En effet, si près de 11% des emplois sont supprimés par le patronat, ce sont les travailleurs et travailleuses étrangères qui amortissent cette perte des postes de travail. Dépourvus d’assurance chômage (qui ne devient obligatoire qu’en 1976 par le biais d’un arrêté fédéral), ils regagnent leur pays. Toujours en lien avec l’absence d’assurance obligatoire, les catégories de travailleuses et travailleurs moins protégées (jeunes, femmes, etc.) jouent également le rôle d’amortisseur sans pouvoir prétendre à une allocation.

Extrait de L’Insoumise, n°8 février 1978. Ce dessin accompagne un dossier sur l’occupation de la caisse de chômage qui a eu lieu le 19 janvier 1978 à l’initiative du Centre femmes.

En 1975, le taux de chômage en Suisse est de 0,3%. Il oscille entre 0,3 et 1% durant les décennies 1970 et 1980. Pour l’ensemble de l’Union européenne, durant la même période, le taux de chômage oscille plutôt entre 5 et 10%.

Le taux global pour la Suisse dissimule des disparités cantonales. Genève enregistre, dans les années 1970 et 1980, un taux deux fois plus important que la moyenne nationale. Certaines branches sont aussi particulièrement touchées par le chômage : les arts graphiques par exemple où les métiers ont été complètement bouleversés par la modernisation technique, mais également la construction et l’industrie métallurgique et horlogère.

Contre la répression des chômeurs

Le Groupe d’action contre la répression des chômeurs (GARC) note, en 1977 déjà, que :

Depuis trois ans, les travailleurs de ce pays, hommes et femmes, jeunes et vieux, suisses et immigrés, ouvriers et employés, sont soumis à une formidable attaque patronale à l’emploi, et d’une façon plus générale à leurs conditions de travail et d’existence. La Suisse est, à n’en pas douter, et même l’OCDE le reconnaît, un pays où cette attaque a été parmi les plus fortes. (A propos de la mise en place..., p. 2)

Dans la même brochure, le GARC continue :

Dans la construction, [pour la période 1973-1976] on constate une baisse de plus de 35% des postes de travail, dans l’horlogerie 25%, dans la métallurgie 12%... (idem).

Dans ce contexte, dès la fin des années 1970, la question de l’orientation professionnelle des adultes va devenir, à Genève en particulier, un point de tension entre la fraction combative des syndicats et l’État, mais aussi à l’intérieur des syndicats. On verra que ces tensions nous ramènent à la question de la modernisation technique et du lien de la gauche avec le productivisme.

Trier les chômeurs

Comme le veut la doctrine néolibérale qui prend son essor à la même période, les travailleuses et les travailleurs doivent désormais s’adapter constamment aux besoins du patronat. En l’occurrence, il s’agit d’orienter la main-d’oeuvre du secteur secondaire (industries, bâtiment) vers le secteur tertiaire (services, commerces).

Portrait du directeur de la caisse de chômage genevoise pendant l’occupation de janvier 1978. La photo est tirée du journal L’insoumise, n°8, 1978.

Dans ce but, l’État met en place des dispositifs de contrôle et de sélection. Ainsi, début 1977, le Conseil d’éducation continue des adultes (CECA), un organe paritaire qui rassemble institutions d’enseignements, administration, syndicats et organisations patronales, rend un rapport qui envisage l’institution d’une commission de sélection des chômeurs. Dans ce rapport, le Conseil constate que :

pour les chômeurs de longue durée, des motifs d’ordre caractériel et de comportement de travail empêchent le reclassement [et] qu’un nombre important de chômeurs considérés comme marginaux sont plus du ressort des services d’assistance que de placement [et enfin] par des mesures adéquates, il devrait être possible de donner aux vrais chômeurs la possibilité de se reclasser. (cité dans A propos de la mise en place..., p.6-7

A Genève, ces dispositifs sont contestés par une coalition d’organisations issues du monde syndical, associatif et des groupes marxistes-léninistes. En 1977, le Groupe d’action contre la répression des chômeurs est notamment composé de :

  • Comité de chômeurs
  • Association genevoise des assistants sociaux
  • Fédération des syndicats chrétiens
  • VPOD (syndicat des services publics)
  • Syntec (syndicat des travailleurs techniques)
  • Centre de contact suisses-immigrés
  • Centre social protestant
  • Comité pour l’abolition du statut de saisonnier
  • Groupe d’action syndicale

Deux ans plus tard, en 1979, un comité contre le code de recyclage regroupe, en plus des précédents, l’Organisation communiste de Suisse et l’Organisation communiste Front Rouge, deux composantes du mouvement marxiste-léniniste alors sur le déclin.

le simple désir de changement professionnel d'individus pour des raisons personnelles n'est jamais pris en considération

Ce comité publie une nouvelle brochure (Pour un droit généralisé à une nouvelle formation..., décembre 1979) qui s’attaque à un règlement du Conseil d’État genevois connu sous le nom de code de recyclage des chômeurs qui fixe les conditions pour une prise en charge financière d’un changement d’orientation professionnelle.

Photo de l’occupation de la caisse chômage le 11 janvier 1978 tirée de L’Insoumise, n°8, février 1978.

Le comité juge ces conditions particulièrement défavorables aux chômeuses et aux chômeurs. En outre, le « code de recyclage » entérine l’idée d’un tri entre chômeuses et chômeurs (c’est la fonction du code et de la commission qu’il institue) selon de multiples critères (préférence pour les ressortissants suisses, secteur d’activité particulièrement frappé par les suppressions d’emplois, etc.). Enfin, comme l’indique la brochure, « le simple désir de changement professionnel d’individus pour des raisons personnelles n’est jamais pris en considération. »

Règlements de comptes syndicaux

L’existence de ce comité et la publication de cette brochure vont créer de vives tensions au sein des syndicats genevois. Comme le note Tout va bien : journal de contre-information et de luttes (n°37 octobre 1979) :

Ce projet de recyclage a été négocié entre gens de bonne compagnie, à savoir la trinité habituelle : représentants des patrons, de l’État et des syndicats. Ceux-ci ont négocié, suivant une habitude bien ancrée, dans les hauteurs ; sans en référer à leurs membres. Certains d’entre eux, à la VPOD [acronyme allemand du SSP] en particulier contestent cette conception du recyclage et le font savoir. [...] On reproche à la Communauté genevoise d’action syndicale (CGAS) non seulement d’avoir accepté ces mesures de recyclage, mais encore de participer maintenant à leur exécution.

La CGAS supporte difficilement cette contestation de la part du Syndicat des services publics dont la section genevoise est alors présidée par Eric Decarro qui donne une ligne combative au SSP et collabore étroitement avec Christian Tirefort, président de la section genevoise de la Fédération suisse des typographes, elle aussi sur une ligne combative.

La CGAS organise en catimini une réunion extraordinaire à laquelle le SSP ne peut participer et décide de l’exclusion du syndicat au motif de sa participation au Comité contre le code de recyclage.

Il s’agit, comme le remarque encore Tout va bien (n°41, 5 novembre 1979) d’un règlement de comptes dont le Code de recyclage est le prétexte. La ligne combative de Decarro et Tirefort, dans leurs syndicats respectifs, est combattue par les fractions les plus proches du Parti socialiste. C’est ainsi, sans surprise, qu’on retrouve René Carron à la présidence de la CGAS au moment de l’exclusion du SSP. Carron, responsable local de la FOBB, s’était illustré en 1971 par ses propos racistes au sujet de la grève des saisonniers de l’entreprise Murer.

Encore la question du productivisme

Mais que ces tensions entre différentes lignes syndicales se cristallisent autour de la question de la formation professionnelle des chômeuses et chômeurs est significatif.

Gérer la diminution du temps de travail selon le scénario le plus défavorable aux travailleurs et aux travailleurs

Ici encore, c’est le rapport au productivisme qui est en jeu. La participation syndicale au tri des chômeuses et des chômeurs est un acte fondamental de la soumission au projet productiviste. Il ne s’agit plus seulement de faire disparaître des métiers, des savoir-faire et les rapports sociaux qui vont avec. Il ne s’agit plus seulement de proposer un avenir radieux fait de progrès technique et de modernisation accélérée. Il s’agit, alors que le modèle productiviste entre en crise, de discipliner les travailleuses et les travailleurs même hors du poste de travail. Il s’agit enfin de gérer la diminution du temps de travail selon le scenario le plus défavorable aux travailleuses et aux travailleurs.

Ce programme s’intensifiera pendant les années 1980. Il s’avérera de plus en plus clair que la direction de l’Union syndicale suisse, en s’intégrant à la voie productiviste, n’a fait que se rapprocher des intérêts patronaux. Un choix dont on mesure aujourd’hui l’ampleur des conséquences.

P.S.

Depuis sa fondation en 2007, l’association Archives contestataires collecte, décrit et valorise des archives issues de nombreux mouvements sociaux de la deuxième moitié du XXe siècle : contre-culture, anti-militarisme, droits des patients, lutte contre le nucléaire, luttes sociales, contre-information, anti-impérialisme, luttes étudiantes, etc.

Les archives collectées auprès de militant·es, ou de groupes encore existants, sont stockées dans des conditions adaptées à une longue conservation. Elles font l’objet de descriptions accessibles en ligne par le biais d’inventaires et d’un catalogue de bibliothèque.

L’association anime des rencontres autour de ses archives, participe au commissariat d’expositions, édite des ouvrages et organise des journées d’études.

La consultation des archives est ouverte à toutes et à tous, sur rendez-vous (voir les modalités sur site archivescontestataires.ch).

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