Pensées politiques art contemporain

“Quand l’art investit la ville”

En espérant que l’art peut parfois être un moyen d’émancipation, il va sans dire que récemment c’est plus devenu un moyen d’exploitation qu’autre chose, bien trop intimement chevillé au néolibéralisme. Cet extrait d’un texte d’Erick Lyle revient sur ce qui se fait de pire dans les mondes de l’art – les foires d’art contemporain – et ses effets sur la ville – en l’occurrence celle de Miami. Ce qui se fait de pire dans les mondes de l’art dans la mesure où c’est véritablement là le coeur du marché de l’art, ayant pour fonction, pour des gens qui nous exploitent de se montrer, de nettoyer leur argent et parallèlement de « brander » les villes, c’est-à-dire d’en faire des marques sensées être désirables – ce qui bien entendu implique d’intensifier leurs politiques autoritaires.

Si la foire d’art contemporain Art Basel n’a sans doute pas contribué à gentrifier Bâle (c’était déjà fait) elle a décidé dès le début des années 2000 d’ouvrir des filiales à Miami puis à Hong Kong – y matérialisant des nœuds d’un marché de l’art globalisé et ruinant toute possibilité d’y habiter.

Extraits de « Quand l’art investit la ville »

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En moins d’une décennie, Carl Fisher fit d’un banc de sable infesté par les moustiques et la malaria Miami Beach, « la capitale mondiale du fun et du soleil », draguant le fond de la mer afin de créer l’île paradisiaque. Frank Sinatra et Jackie Gleason firent bientôt la fête au cœur de ce « Las Vegas balnéaire » et Richard Nixon y reçut deux nominations républicaines pour la présidence. Les immeubles Art déco apparurent le long de la plage, fiers comme des Cadillac, se dressant face aux ouragans, leurs imposantes silhouettes modernes symbolisant la vision du pouvoir américain d’après-guerre. Morris Lapidus, l’architecte de l’hôtel Fontainebleau, comprit que la ville de néon et de soleil bâtie par Fisher était vouée à devenir le théâtre des loisirs et des fantasmes de la classe dirigeante. Lorsque son emblématique hôtel de Collins Avenue ouvrit ses portes en 1954, Lapidus déclara qu’il avait conçu un endroit « où lorsque les gens arrivent, ils se disent : "C’est ce dont j’ai toujours rêvé, c’est ce que l’on voit dans les films" ». Durant de nombreuses années, ce film s’appelait Scarface, et les seigneurs de la drogue colombiens s’entre-tuaient sur les parkings des centres commerciaux. Des gratte-ciel flambant neufs abritant banques et appartements furent bâtis, en pleine récession, grâce à l’argent de la drogue. Aujourd’hui, les cow-boys de la cocaïne sont tous morts, ou ils ont purgé leurs peines et sont passés à autre chose. Leurs descendants vendent des œuvres d’art et de l’immobilier.

...près de vingt-trois mille appartements ont été construits dans le centre et ses alentours depuis le début de « l'ère Art Basel »

Art Basel Miami Beach attire tous les ans quarante mille personnes qui viennent voir des expositions et faire la fête, mais surtout regarder des célébrités en train de voir des expositions et faire la fête. L’événement, surnommé « un Costco4 de l’art pour milliardaires », génère un montant estimé de cinq cents millions de dollars en ventes d’œuvres chaque année. Art Basel est arrivé à Miami en 2002, et l’ascension de la ville au rang des capitales internationales de l’art a coïncidé avec les beaux jours de la bulle immobilière. Selon Peter Zalewski du site Condo Vultures, près de vingt-trois mille appartements ont été construits dans le centre et ses alentours depuis le début de « l’ère Art Basel », soit deux fois le nombre bâti au cours des quarante années précédentes. Le succès de l’exposition internationale a inspiré aux dirigeants de la ville les rêves les plus fous, dans lesquels la silhouette de Miami et de ses quartiers se retrouve radicalement transformée par un développement immobilier lié au monde de l’art.

Le Carnival Center for the Performing Arts de Cesar Pelli, bâtiment de cinq mille trois cents mètres carrés, a coûté quatre cent soixante et un millions de dollars. Il a ouvert ses portes en 2006 dans une partie moribonde du centre-ville connue pour sa proximité avec l’Omni, un centre commercial des années 1970 aujourd’hui en décrépitude. La même année, le Miami Art Museum (MAM) a engagé comme nouveau directeur Terence Riley, ancien responsable du département Architecture et Design du musée d’Art moderne de New York (MoMA). Plébiscité dans sa ville d’adoption comme « le Robert Moses du nouveau millénaire », Riley a amorcé le développement de Museum Park. Ce complexe de douze hectares, destiné à accueillir les nouveaux bâtiments du MAM, du musée des Sciences et du Planétarium, doit être construit à Bicentennial Park, le dernier parc en bord de mer de Miami, longtemps une sorte de zone autonome pour les sans-abri de la ville. Alors que l’ouverture du MAM n’est prévue que pour 2013, dès 2007 un complexe de deux cents appartements de luxe répartis sur cinquante étages, nommé Ten Museum Park, a été achevé sur le trottoir d’en face.

Si les autorités tentent de projeter aux yeux du monde l’image de richesse et de glamour d’Art Basel, le symbole le plus emblématique du Sud de la Floride est néanmoins son marché de l’immobilier : des appartements flambant neufs mais entièrement vides. Zalewski estime que quarante pour cent des appartements construits autour du centre de Miami depuis 2003 demeurent invendus. Le taux de saisies immobilières de la Floride est le deuxième du pays et, pour la première fois depuis la Seconde Guerre mondiale, le nombre de gens qui quittent la Floride est supérieur à celui de ceux qui y arrivent. Cette année, à quelques mois d’Art Basel, le New York Times a consacré sa une à l’unique habitant restant d’une tour d’appartements dans le comté de Broward en faillite. Alors qu’approchait l’exposition, je me suis demandé :

L’art peut-il vraiment sauver une ville comme Miami ? Ou la dépendance de la ville à l’argent du monde de l’art est-elle en partie responsable de son déclin ?

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Cette année, crise économique oblige, Art Basel a levé le pied sur le luxe. Son sponsor le plus important, la banque suisse UBS, faisait l’objet d’une enquête du FBI, soupçonnée d’avoir aidé ses clients milliardaires à échapper aux impôts. Pour cause de difficultés économiques ou tout simplement par rancune, dans les semaines précédant l’exposition, UBS a annoncé que la légendaire tente de caviar gratuit sur la plage ne serait pas de la fête cette année. Personne ne pouvait s’empêcher de remarquer que, sur cette même plage, les célèbres sculptures de glace, souvenirs luxueux des années fastes et déjà aussi mythiques que l’Atlantide engloutie, n’étaient pas non plus de la partie. Toutefois, l’épique hors-série « Arts et pouvoir » du magazine Miami, et ses pages grand format imprimées en couleur sur papier glacé, est paru à temps. La presse du monde entier a multiplié les articles durant le mois précédant l’événement et, le jour du vernissage, les journalistes des chaînes de télévision de tous les continents étaient présents afin de couvrir scrupuleusement l’arrivée des milliardaires, célébrités et top-modèles.

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Le Carl Fisher des temps modernes, responsable de l’émersion de Miami du fond des mers jusque dans le milieu de l’art, s’appelle Craig Robins. « J’ai changé l’image de ma ville de Scarface en Art déco » a résumé Robins lorsque je l’ai rencontré dans les bureaux de Dacra, son entreprise de développement du Design District. Considéré unanimement comme celui qui a importé Art Basel à Miami Beach, Robins, quarante-six ans, est probablement l’homme qui incarne le mieux les goûts et les valeurs du nouveau Miami, où l’art et l’immobilier sont devenus aussi inséparables que le soleil et le plaisir

(...)

Lorsque j’ai interrogé Robins au sujet des retombées positives d’Art Basel sur le long terme, il m’a répondu en me dressant une liste de nouvelles boutiques de haute couture et de restaurants ouverts par des chefs étoilés. « Ça pousse les gens à venir tout au long de l’année », a-t-il ajouté. Il ne faisait aucun doute que Robins parlait des aménagements destinés aux touristes ou à une potentielle communauté de futurs résident-e-s. J’ai glissé qu’il y avait en réalité deux communautés à Wynwood, aux intérêts potentiellement opposés. J’ai parlé à Robins des critiques en architecture et d’une réunion publique organisée par les groupes activistes Power University et Miami Workers Center, lors de laquelle les résidents avaient discuté du prix des loyers, parfois multiplié par deux, de la dégradation des équipements publics au parc Roberto Clemente et de la présence accrue de la police escortant les amateurs d’art vers les nouvelles galeries. Tout cela leur donnait l’impression de ne plus être les bienvenus dans leur propre quartier.

Robins, calme durant les quarante-cinq premières minutes de notre entretien, était visiblement contrarié et s’est lancé dans une tirade indignée :

« Écoute, l’intérêt des habitants est une bonne chose..., a-t-il commencé en secouant la tête, mais ce n’est pas parce qu’une communauté est active qu’elle est forcément rationnelle. Quand tu vas à ces réunions, la moitié des gens présents sont cinglés. La moitié d’entre eux sont là parce qu’ils sont malheureux et veulent un endroit où se plaindre et attaquer le Gouvernement à propos de toutes ces choses auxquelles ils pensent avoir droit, alors qu’ils ne font rien pour eux-mêmes ou pour qui que ce soit vingt pour cent de ces gens sont irrationnels, méchants et ne seront jamais d’accord sur rien avec personne.
- De quel genre de personnes parlez-vous ? ai-je demandé.
- Les gens qui se sentent défavorisés ! Ils sont très en colère, ils ont des problèmes psychologiques et veulent une tribune pour se défouler ; je n’insinue pas que !’on devrait museler la démocratie - j’en suis un fervent partisan ! Je dis juste que ces gens ne devraient pas être pris au sérieux par quelqu’un de raisonnable. »

Robins s’est levé pour jeter un œil à une horloge sur son bureau. Je n’ai pas été surpris que l’entretien en reste là.
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Le soir de l’ouverture d’Art Basel, North Miami Avenue ressemblait à une sorte de musée Potemkine : ses galeries débordaient d’œuvres d’art et offraient vin et fromage, tandis que les taxis et les limousines encombraient ses rues habituellement endormies. En temps normal, personne ne marche dans la moiteur de Miami mais, ce soir-là, la chaussée, craquelée et jonchée de débris, était bondée d’amateurs d’art vêtus de leurs plus belles tenues made in Manhattan et jurant dans le paysage, tels les passagers d’un jet privé débarqués en catastrophe sur une île des Caraïbes. Wynwood est un quartier
gravement touché par les saisies immobilières et, d’un bout à l’autre de North Miami Avenue, des pancartes « Cash for your Warhol » (Rachetons cash votre Warhol) ornaient les locaux commerciaux murés boudés par Art Basel, dans une piquante parodie des pancartes « Cash for your home » (Rachetons cash votre maison) que l’on voyait désormais un peu partout dans les villes américaines.

des pancartes « Cash for your Warhol » (...) ornaient les locaux commerciaux murés boudés par Art Basel, dans une piquante parodie des pancartes « Cash for your home »

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En marchant, je tombai sur une exposition au Cynergi, un nouvel immeuble vide et quelque peu délaissé s’élevant dix étages au-dessus des chiens errants et des agressions de North Miami Avenue. Je réalisai que le sordide des rues était en réa- lité un argument de vente pour ces logements trônant dans tout le centre-ville, tels des avant-postes coloniaux. Après tout, il était entendu que ces appartements fournissaient un environnement sécurisé et climatisé loin du désordre et de la moiteur des rues, une sorte de zone verte depuis laquelle savourer l’angoisse fin-de-siècle, un verre à la main, tout en surplombant l’agitation de la rue depuis son balcon privé. Le Cynergi semblait toutefois surenchérir, utilisant la crainte de la fin du monde pour vendre ses nouveaux appartements à l’occasion d’un vernissage dans l’un de ses immeubles en construction.

l'exposition « interprétait la prophétie de l'Apocalypse en 2012 comme la possibilité d'une prise de conscience transformant un monde basé sur les affaires, la logique et l'analyse en une société globale équilibrée fondée sur l'intuition, le jeu et l'imprévu »

J’entrai dans le hall pour jeter un œil à l’exposition, intitulée Soyez prêts... 2012. Le programme expliquait que l’exposition « interprétait la prophétie de l’Apocalypse en 2012 comme la possibilité d’une prise de conscience transformant un monde basé sur les affaires, la logique et l’analyse en une société globale équilibrée fondée sur l’intuition, le jeu et l’imprévu ». Les artistes étaient tous étudiants au community college de Miami-Dade. Malgré les ambitions modestes que cela impliquait - leurs chances assez minces de devenir propriétaires, par exemple - leurs œuvres ne se focalisaient pas tant sur les éventuels cataclysmes de la fin du calendrier maya que sur l’espoir d’un renouveau spirituel dont l’humanité pourrait bénéficier grâce à cet événement. Le hall était désert, à l’exception d’une femme - sûrement la conservatrice, supposai-je - qui me suivit d’une œuvre à l’autre, comme mon ombre. Elle me tendit finalement sa carte d’agent immobilier, accompagnée d’un dépliant intitulé Cynergi, vie urbaine et énergie humaine. Les acheteurs des appartements pouvaient visiblement s’offrir la renaissance spirituelle par la même occasion. Dans un style qui faisait étrangement écho au programme de l’exposition, le dépliant présentait l’immeuble de six étages comme « spécifiquement conçu pour l’individu urbain et créatif à la recherche du style de vie moderne ». Bien sûr ! Les citadins créatifs modernes épousent un mode de vie sophistiqué basé sur le jeu et l’imprévu - à seulement deux pas de South Beach !

À quelques kilomètres de là, à Overtown, au vernissage du salon Pulse Art, les liens entre l’art et l’immobilier s’affichaient encore plus grossièrement. Le premier stand était celui de New York Residence, une entreprise proposant ses conseils aux investisseurs. J’abordai l’homme et la femme derrière le bureau, un sourire complice aux lèvres, et dis : « J’ai compris, vous êtes une sorte d’installation... Une critique de l’utilisation du monde de l’art par celui de l’immobilier. C’est vraiment réussi ! »
L’homme, imperturbable, sourit et me demanda : « Alors... vous souhaitez devenir propriétaire à New York ? »
Je m’esclaffai : « Arrête ! C’est trop ! Cette œuvre est genre, interactive ! »
Il se contenta de sourire et me tendit un dépliant informatif de seize pages sur le Centurion, un nouvel immeuble conçu par LM. Pei sur 56th Street, à New York, et dont le mètre carré se vend « seulement vingt-cinq mille dollars » !
« Euh... Je ne pense pas que ce soit dans mes moyens à l’heure actuelle, rétorquai-je avec un clin d’œil, amusé par la situation. Je ne pense vraiment pas pouvoir me payer un immeuble à New York. »
Il secoua la tête, visiblement impatient comme un père avec son enfant, et-m’encouragea, le sourire toujours aux lèvres. « En réalité, c’est un marché acheteur, en ce moment.
- Vous pourriez faire de vraies affaires ! ajouta la femme.
- OK, OK... vous êtes vraiment des agents immobiliers, admis-je avec tristesse, des agents immobiliers se faisant passer pour des artistes se faisant passer pour des agents immobiliers. J’ai compris. »
L’homme grimaça mais, peut-être à la vue de mon badge de presse, garda son sang-froid et conclut : « Pensez-y. Et prenez mon livre. »
Il me tendit un exemplaire de Maximum Profits with New Construction : How to Successfully Invest in New York City (« Des profits maximums en construisant : comment réussir votre investissement à New York »), de Thomas Guss. À en juger par la photo de l’auteur, l’homme derrière le bureau était Thomas Guss lui-même. Je soupesai l’ouvrage de cent vingt-deux pages avec sa couverture couleur et en déduisis que le livre était bien trop épais et vraisemblablement trop coûteux pour qu’il puisse s’agir du canular d’un artiste. Le livre de Guss était, selon la quatrième de couverture, « essentiel pour tous ceux visant un retour sur investissement de 100 % ou plus, sans risques et sans efforts ». Est-ce que ce n’est pas ce genre de choses qui avait provoqué l’effondrement du marché de l’immobilier et la crise économique ? Si tout ça avait été une œuvre d’art, elle aurait presque été trop prévisible.
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Extraits de Erick Lyle, Quand l’art investit la ville, Éd. Les réveilleurs de la nuit, 2015 (Traduit de l’anglais (États-Unis) par Julien Besse et Gaël Dauvillier)

P.S.

Ce mois-ci, Renversé s’intéresse aux liens entre art, aménagement et capitalisme. Articles précédents :

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