Pensées politiques Thème du mois Le Silure

Sur le confort et le progrès avec Dwight MacDonald et Cornelius Castoriadis

Ce mois-ci, renversé invite le groupe Lecture & Formation, qui est une composante du centre de luttes autonomes Le Silure, à Genève. Il se réunit une semaine sur deux, depuis une année environ, pour partager des lectures et des tentatives d’écritures. En ce moment, le groupe se concentre sur le thème des obstacles à un projet politique hégémonique et sur la question de la pertinence d’un tel projet.

Obstacle dit du confort : qu’est-ce qui nous attache au capitalisme dans ses aspects d’abondance matérielle et de progrès technique soi-disant émancipateur ?

Serions-nous retenu.es d’envisager un avenir émancipé parce que nous sommes trop attaché.es au confort matériel que nous procure le capitalisme ? Frédéric Lordon souligne qu’on ne peut renoncer à un degré élevé de division du travail sans courir le risque d’une diminution importante de notre qualité de vie. C’est sans doute un de ses arguments les plus forts en faveur d’un système très institutionnalisé : la nécessité de maintenir un degré élevé de division du travail pour maintenir un certain degré de confort.

Ces questions et cet argument ne sont-ils pas une variante de la fameuse alternative : le nucléaire ou la bougie ? Ne sommes-nous vraiment pas en mesure d’imaginer des systèmes intermédiaires ? Surtout, de quoi parle-t-on quand on parle de confort et pour qui ? Les nuisances induites par deux siècles de productivisme et un demi-siècle d’une accélération phénoménale du progrès technique nous laissent face à des déséquilibres sociaux à l’échelle planétaire, une raréfaction des ressources les plus simples (eau), des atteintes majeures à la santé publique, un réchauffement climatique qui va modifier en profondeur l’organisation de la vie sur terre.

Présentation des textes

Dwight MacDonald, dans son texte Partir de l’homme (The Root is Man), réfléchit précisément à ces questions. Il y réfléchit en précurseur, puisque son texte paraît en 1946. Macdonald montre que le couple abondance et liberté est une illusion : le capitalisme-social qui s’ébauche à l’Ouest (et son symétrique inverse le social-capitalisme à l’Est) sous la pression des Partis communistes n’apporte ni une abondance, ni une liberté qui soit réellement désirables. Au contraire, les soi-disants progrès sociaux accordés par le capital sont de médiocres concessions. Elles nous empêchent d’imaginer autre chose, au nom du réalisme politique. C’est pourquoi MacDonald se déclare en faveur du « réalisme de l’irréalisme ».

De l’œuvre abondante de Cornelius Castoriadis, nous proposons un bref extrait issu de la revue Socialisme ou Barbarie. Dans ce texte, Castoriadis attaque l’économisme marxiste. Sur la base de cette critique, Castoriadis en appelle à abandonner la mécanique marxiste pour privilégier une transformation volontariste de la société. Aucune évolution, écrit-il, n’est « fatale pour l’humanité », il est toujours possible d’inventer autre chose.

Dwight Macdonald, Le marxisme est-il en question ? Nouvelle édition de Partir de l’homme, éd. Spartacus, série B n°46, mars 1972. Nouvelle traduction : Le socialisme sans le progrès, éd. La Lenteur, 2011. L’extrait vient de la page 131 de l’édition Spartacus. Lire l’extrait.

Le progressiste affirme avec force que c’est un devoir, dans chaque situation, de choisir entre ce qu’il appelle les branches « réelles » de l’alternative, et que c’est échapper à ses responsabilités que se refuser à ce choix. Par « réelle », il entend une solution qui a des chances de réussir.

Caractère réaliste de l'irréalisme

Ainsi, au cours de la seconde guerre mondiale, il voyait deux solutions « réelles » : le soutien aux alliés ou celui d’Hitler. Il choisissait bien entendu la première. Malheureusement, l’une et l’autre de ces solutions « réelles » sont impliquées dans tout un système de guerre et d’exploitations, dont l’abolition est la justification même de son choix. Le radical pense – et, je le crois, la logique est pour lui – que seule une solution en opposition avec le système existant peut amener sa destruction. D’après lui, il n’est pas réaliste d’espérer assurer la paix mondiale par la guerre, ou d’espérer vaincre la brutalité et l’oppression hitlériennes par les méthodes brutales et oppressives des systèmes politiques américains et russes. Voyons, par exemple, comment un radical envisage la situation actuelle de la France. Ce pays est pris entre deux impérialismes puissants : le russe et l’anglo-américain. Le progressiste français désire créer une société socialiste en France et éviter la destruction de ce pays lors d’une guerre éventuelle entre les deux blocs. Mais, selon sa conception des solutions réelles, il ne peut songer qu’à aligner la France sur l’un ou l’autre de ces blocs (le bloc russe s’il est communiste, le bloc anglo-saxon s’il est socialiste), et à la rendre aussi forte que possible. […] les exemples de l’Allemagne nazie et de la Russie stalinienne prouvent que la constitution d’une forte armée et d’une puissante industrie de guerre signifie l’oppression du peuple et sa réduction en esclavage, quel que puisse être le charme littéraire des slogans qui masquent cette salle besogne. Le radical français commencerait lui-même, personnellement, de collaborer à la politique ci-dessus mentionnée, par la saboter de toutes les manières, en essayant, par la discussion et l’appel aux sentiments de persuader ses compatriotes de faire de même. La perspective finale serait une révolution socialiste et pacifiste, qui aurait au moins une chance d’enflammer les cœurs des habitants d’autres pays et d’inciter ces derniers à agir de même contre leurs oppresseurs.

Paul Cardan [Cornelius Castoriadis], « Le mouvement révolutionnaire sous le capitalisme moderne », Socialisme ou barbarie, n°33, 1961. Lire l’extrait.

Tout d’abord, on ne peut plus maintenir l’importance centrale accordée par Marx (et tout le mouvement marxiste) à l’économie comme telle. Le terme économie est pris ici dans le sens relativement précis que lui confère le contenu même du Capital : le système de relations abstraites et quantifiables qui, à partir d’un certain type d’appropriations des ressources productives […] détermine la formation, l’échange, et la répartition des valeurs. On ne peut pas ériger ces relations en système autonome, dont le fonctionnement serait régi par des lois propres, indépendantes des autres relations sociales. On ne le peut pas dans le cas du capitalisme, et, vu précisément que c’est sous le capitalisme que l’économie a tendu le plus à s’autonomiser comme sphère d’activité sociale, on soupçonne qu’on le peut encore moins pour les sociétés antérieures. Même sous le capitalisme, l’économie reste une abstraction ; la société n’est pas transformée en société économique au point que l’on puisse regarder les autres relations sociales comme secondaires.

[…]

Enfin, il devient clair que la conception même que Marx se faisait de la dynamique sociale et historique la plus générale est mise en question sur le terrain même où elle avait été élaborée le plus concrètement. Si le Capital prend une telle importance dans l’œuvre de Marx et dans l’idéologie des marxistes, c’est parce qu’il doit démontrer scientifiquement sur le cas précis qui intéresse avant tout, celui de la société capitaliste la vérité théorique et pratique d’une conception générale de la dynamique de l’histoire, à savoir que « à un certain stade de leur développement, les forces productives de la société entrent en contradiction avec les rapports de production existants […] ».

Ce qui paraissait à Marx et aux marxistes comme une contradiction qui devait faire éclater le système, a été résolu à l’intérieur du système.

En effet, le Capital, parcouru d’un bout à l’autre par cette intuition essentielle : que rien ne peut désormais arrêter le développement de la technique, et celui, concomitant, de la productivité du travail, vise à montrer que les rapports de production capitalistes […] deviennent, « à un certain stade », le frein de ce développement et doivent de ce fait éclater. […] Nous savons aujourd’hui qu’il n’en est rien, et que depuis vingt-cinq ans, les forces productives ont connu un développement qui laisse loin derrière tout ce qu’on aurait pu imaginer autrefois. Ce développement a été certes conditionné par des modifications dans l’organisation du capitalisme, et il en a entraîné d’autres - mais il n’a pas mis en question la substance des rapports capitalistes de production. Ce qui paraissait à Marx et aux marxistes comme une contradiction qui devait faire éclater le système, a été résolu à l’intérieur du système.

P.S.

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