Culture - Contre-culture Thème du mois

Trap (1/2) : de la trap house au corps-prison

Du pionnier Young Jeezy jusqu’à Future, sa plus grande star, le thème central de la trap music est resté le dyptique drogue et argent. Mais entre l’album TM101 du premier et le DS2 du second, les manières de l’aborder, ou de l’entendre ont évolué à mesure que la trap se déplaçait d’un espace à un autre : la cuisine, le club, l’église, le corps. En en déménageant leur sujet les trappeurs ont fait glisser le sens de « trap » du figuré – un lieu, une activité – vers le sens propre – piégé, dans des tourments, dans un corps.

L’article qui suit est un résumé du 2e chapitre du livre “Trap. Rap drogue, argent, survie”, paru en 2021 aux éditions Audimat et Divergences.


De la trap house au corps-prison. Une histoire spatiale de la trap d’Atlanta [1]

La cuisine

Partons de là : à la base, la trap c’est un thème (la drogue) et un lieu (Atlanta, USA). Un journaliste américain a donné cette définition de la trap :

Un nom (un lieu où vendre de la drogue), un verbe (vendre de la drogue), et, parfois, un sous-genre […] Des gars peu souriants, qui rappent à la première personne à propos du trafic de drogues. Dans les villes avec des scènes musicales moins fertiles qu’à Atlanta, on appelle ça simplement « Hip-Hop ». [2]

Les prémisses de la trap se font dans les années 1990 à Memphis et à La Nouvelle-Orléans, avant de converger vers Atlanta pour former vraiment le sous-genre musical que deviendra la trap. Le son Cre-A-Tine de Cool Breeze pose typiquement les fondements de la trap ; phrases courtes, gimmick en boucle, images brutes. Son album East Point Greatest Hit aura le même effet sur les sons produits à Atlanta.

Cool Breeze - Cre-A-Tine

L’an zéro de la trap, c’est 2005, avec l’album Thug Motivation 101 de Young Jeezy. L’album commence avec une image de carrelage de cuisine couvert de cafards. Un coup d’interrupteur plus tard, le sol de la cuisine est en marbre. Malheureusement on ne peut pas voir la séquence car le clip a été enlevé de youtube&co. Reste que cette métaphore de la recherche de richesse en un clin d’œil sera permanente dans une grande partie de la trap. Un autre élément essentiel, c’est l’utilisation constante des symboles des USA (pères fondateurs, star-spangled banner, american eagle), comme pour dire : le rêve américain de fortune existe toujours, et, comme les orpailleurs d’or, on est prêts à des actes immoraux et illégaux pour y arriver. Là encore, c’est la vente de drogue qui est en jeu.

Ce qui change avec la trap, comparativement au reste du rap, c’est précisément ce rapport à la drogue : alors que dans le rap « traditionnel » (disons : autre que la trap), le thème de la drogue est souvent accompagné de regrets, la trap music en fait son point central. Et les trappeurs répètent en boucle qu’ils ne sont « pas des rappeurs » (comme Gucci Mane sur Feets ou Wacka Flocka Flame sur I’m Sorry. Au contraire, le deal est revendiqué et raconté dans la trap.

Comme on le disait au début, la trap c’est d’abord la drogue et sa vente, ensuite un sous-genre musical. Quoi de plus normal alors que de parler de drogues dans la trap music ? Et ce n’est pas un hasard non plus si l’environnement et le décor des textes et sons de la trap music sont précisément le lieu où la drogue arrive et se transforme en argent : la trap house.

L’album Trap House de Gucci Mane (2005), où le trappeur pose devant une trap house.

Comme dans l’album TM101 de Jeezy Breeze, l’élément clé de la trap house c’est la cuisine. Le premier son qui a le même titre que l’album commence avec des synthés oppressants, une sorte d’adrénaline qui rappelle l’ambiance d’une cuisine en plein rush de 12h, avec les commis qui découpent, écrasent, s’affairent. Simplement, c’est pas de la grande cuisine qui mijote, mais du crack.

Young Jeezy - Thug Motivation 101

Au niveau du son, c’est la caisse claire qui est déterminante : brute, sèche, et courte. On la retrouve dans tout le reste de la trap music. Comme pour le décor, le vocabulaire c’est celui de la cuisine : beurre, pain, brique, coup de poignet, etc., pour parler de la préparation et la vente de crack et cocaïne. D’ailleurs, l’autre grand cuisiner de la trap music c’est Gucci Mane, notamment avec des sons comme My Kitchen : I’m not a rapper, I’m a trapper in a rapper disguise, ou Work Ya Wist de son album Chicken Talk, où d’ailleurs poulet signifie un kilo de cocaïne pure.

L’élément clé de la trap house, c’est la cuisine.

Le club

Avec Chicken Talk, Gucci Mane importe à Atlanta la tradition de la mixtape gratuite de titres inédits. C’est le DJ Burn One qui le convainc ; la mixtape gratos, c’est comme pour le deal : l’objectif est d’offrir des échantillons de marchandises gratuits pour rendre la clientèle accroc, et donc créer des conditions favorables à la vente de cette marchandise. Cette nouvelle méthode de distribution de la trap music permet une première sortie de cuisine pour s’ouvrir à de nouveaux espaces : les clubs et les strip-clubs.

Les femmes sont sur-représentées dans les textes et dans les clips de trap. En particulier les strip-teaseuses, qui symbolisent à la fois argent et drogue, puisque ce sont elles qui, en choisissant de danser ou non sur les sons qui passent en club, l’imposent aux clients. Ce sont elles qui préparent le terrain aux futurs hits nationaux. [3]

Chaque premier jeudi du mois à Atlanta, beaucoup de clubs font des soirées où les boissons sont à un dollar. C’est un vrai moment d’affluence dans ces espaces. Pour faire partie de la sélection des DJ’s de ces clubs, Gucci Mane sort un “tsunami de mixtapes” qui inonde la ville (pas moins de 56 entre 2006 et 2015). Avec ce rythme effréné, c’est toute une génération de trappeurs qui émergent et l’imitent.

En prenant d’assaut les clubs de la ville, la trap music connaît sa deuxième sortie de cuisine. Elle rencontre le crunk. Le rap de rue et le club finissent par converger, avec l’album phare Flockaveli de Wacka Flocka Flame. En fait, Wacka Flocka est le fils de la manageuse de Gucci Mane ; il suit donc l’émergence et l’évolution de la trap music de l’intérieur. Il pousse à fond le style : textes réduits au minimum, sons plus directs, explosifs et brutaux, il arrive à condenser 30 ans de gangsta rap pour créer la symbiose entre trap et club. La tendance de la trap music pour les années 2010 est dessinée.

En prenant d’assaut les clubs de la ville, la trap music connaît sa deuxième sortie de cuisine.

Bustin' at 'Em

À partir de là, le produit des trap houses d’Atlanta s’exporte à l’international, soit New York, Miami, Londres ou Paris. A tel point que certains trappeurs restés dans leurs cuisines jamais éteintes y voient un signe d’élection divine.

L’église

Mesdames et messieurs, la trap music a traversé l’univers. Si nous sommes réunis aujourd’hui, c’est pour une seule et unique raison. C’est pour rendre hommage au Trap God.

Voilà comment débute l’intro de l’album Trap God, avant que Gucci Mane ne rentre sur le son. Le reste de l’album est d’ailleurs rempli de références religieuses. Sur la pochette du premier volume, on voit un verre doseur Pyrex serti de l’auréole des saints placé au centre d’un cadre en or. C’est un ustensile de cuisine utilisé à la base pour verser, touiller et cuire la drogue. Gucci Mane affirme que son ascension est un miracle divin. C’est pour ça qu’il s’autoproclame le Trap God.

01. Intro - Gucci Mane (prod. by Lex Luger) | TRAP GOD

En parallèle, Young Scooter apparaît sur la scène d’Atlanta et rajoute une troisième composante à la trap music. Évidemment qu’il compte les kilos de cocaïne, évidemment qu’il compte les liasses de billets ; mais en plus, il compte ses bénédictions. C’est le temps de la trinité dans la trap. D’ailleurs, comme il le raconte dans What Happened To Me produit par Metro Boomin, le deal est pour lui un sacerdoce : conséquences irréversibles d’un tel mode de vie, impossibilité d’en réchapper, compétition effrénée, course à l’argent, etc. Son flow languissant donne l’impression d’une longue plainte : Scooter est pris au piège, la rue a besoin de lui, c’est écrit, c’est son destin.

Dans pas mal d’autres sons, Scooter évoque explicitement des relations divines, où il s’adresse à Atlanta comme un messie, où il prêche un message, où il s’impose à la fois comme prêtre et juge des autres trappeurs, comme dans Made It Threw The Struggle. Metro Boomin, à l’époque encore jeune beatmaker, participe activement à ériger cette cathédrale de la trap, en habillant ses synthés avec des chœurs fantomatiques, des cloches et des cliquettements qui rappellent des gouttes d’eau bénite.

Mais c’est sur Please God que Scooter réalise que certaines plaies ne peuvent être guéries, même avec l’aide de Dieu. Avec la génération de Metro Boomin, la trap music opère un tournant introspectif, centré sur le corps des trappeurs eux-mêmes.

Young Scooter - "Please God" (80's Baby)

Le corps-prison

C’est à Future qu’on doit la dernière évolution de la trap music. Pourtant, en 2013 il semblait plutôt destiné à la pop, comme le montrent ses sons Real & True, I Won ou Side Effects. Puis il vit des galères, des emprisonnements aux décès de ses proches. À partir de là, il se raconte et achève le retournement de la trap au plus profond du corps du trappeur. Avec son album DS2, il devient définitivement le monstre qu’il annonçait déjà dans Monster. Il passe de consommateur à toxico de sa propre marchandise, et se transforme en bête sauvage. L’effet est accentué par les productions de Metro Boomin et Southside, qui sont de plus en plus agressives, sombres et abrasives, comme dans I Serve The Base ou Groupies. La trap de Future a évolué en même temps que son rapport à la drogue. Il dit que son urine est violette à force de boire du sirop à la codéine ou qu’il avale des quantités délirantes de Xanax. Piégé dans son corps et dans ses galères, il essaie de se détruire en retournant la drogue contre lui-même.

Piégé dans son corps et dans ses galères, il essaie de se détruire en retournant la drogue contre lui-même.

I Serve the Base

D’autres trappeurs font de la trap une musique moins étouffante, comme Young Thug sur Barter 6. Mais au fur et à mesure qu’on avance dans l’album, Young Thug nous plonge dans des profondeurs maritimes abyssales, où l’oxygène est rare, pour mettre en avant sa technicité avec effets de souffle, changements de flows et adlibs [4], comme dans Just Might Be. Dans OD (pour « overdose »), avant-avant-dernier son de l’album, Young Thug retrouve le monde réel, sort du brouillard de la drogue, rend hommage à Mike Brown [5] et crache sur la police. Le trappeur semble plus libre dans son corps.

Just Might Be

2020

Gucci Mane n’est plus le Trap God qu’il était. S’il y a plusieurs explications possibles, il évoque un début d’explication dans Still Remember, où il dit :

J’ai dû rire pour me retenir de pleurer, dit que tout allait bien alors que je mentais.

Aujourd’hui, après avoir échappé aux overdoses, aux hôpitaux psychiatriques et à la prison, Gucci Mane s’affiche en homme souriant, heureux et body-buildé. Lequel choisir ? Il nous pose la question :

Quel choix faites-vous ? Pilule rouge, l’ancien Gucci est de retour, ou pilule bleue, le nouveau Gucci continue de vivre une meilleure vie ?

.

De leurs cuisines jusqu’aux clubs du monde entier, les trappeurs ont suivi l’argent et la drogue jusqu’à détruire leur corps et leur santé mentale. Beaucoup se sont trouvés submergés par leur créature au point de faire glisser le mot trap de son sens figuré à son sens propre. En fin de compte, au bout de voyage, pour Gucci Mane comme pour d’autres, le piège est devenu dilemme.

Gucci Mane - Still Remember feat. Pooh Shiesty

Notes

[1Par Nicolas Pellion, journaliste et blogueur sous le pseudo PureBakingSoda, qui ausculte quotidiennement les scènes régionales rap américaines et leurs obsessions, des délires vaudous de Young Thug aux fantasmagoriques culinaire de Gucci Mane. En s’intéressant aux espaces de la trap, il prend la métaphore du piège (trap) au sérieux et piste ses transformations.

[2Kelefa Sanneh dans le livre Atlanta de Michael Schmelling.

[3On regrette cependant ici que l’analyse du rôle et de la place des femmes dans la trap ne soit pas plus poussée, notamment pour intégrer des dynamiques sexistes et de genre qui font pourtant malheureusement entièrement partie de cet univers.

[4Sortes de lignes vocales improvisées et redondantes qui viennent compléter la ligne vocale principale.

[5Michael Brown est un homme noir de 18 ans qui a été shooté et tué par Darren Wilson, un policier blanc de Fergusson (Missouri) le 9 août 2014.

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