Dans la commune de Haute-Sorne (Jura suisse), les habitant·es s’opposent depuis dix ans à un projet pilote de centrale géothermique, contre lequel iels ont organisé en juillet 2023 un « Camping sur Fracking », qui n’a pas empêché les sondages préparatoires de commencer à la fin du mois sous forte surveillance d’une agence de sécurité (Prosec sécurité [1]).
Les habitant·e·s des villages voisins (Glovelier, Bassecourt et Berlincourt) et d’une bonne partie du canton, ont-iels raison de s’opposer à ce projet ? Les énergies renouvelables ne sont-elles pas préférables aux énergies fossiles et au nucléaire ? Devrait-on plutôt donner raison à la verte-libérale Isabelle Chevalley quand elle s’adressait aux opposant·es aux éoliennes industrielles : « De nombreuses activités humaines provoquent des désagréments, nous devons les partager solidairement. Les deux plus grandes villes de Suisse ont chacune un aéroport qui apporte des nuisances à des milliers de personnes, pourquoi d’autres régions n’auraient-elles pas quelques éoliennes ? Nous ne pouvons plus vivre comme des enfants gâtés qui appuient sur un bouton pour obtenir de l’électricité sans se demander comment elle est produite. Chacun doit faire sa part. (…) Lorsque l’on explique à un Africain que certains chez nous ne veulent pas d’éoliennes parce que c’est ‘moche’, d’abord il ne nous croit pas, ensuite il nous propose de venir les installer chez lui. » [2]
Le propos de ce texte est de comprendre la problématique de la géothermie pétrothermale profonde (GPP) dans son contexte, et de mettre en lumière la logique commune à différents modes de production d’énergie : l’extractivisme, au service du capitalisme industriel. L’objectif est également de démêler les diverses problématiques soulevées par le projet. Côté promoteurs, les arguments de lutte contre la pénurie énergétique ou contre le changement climatique sont servis à toutes les sauces. Posons-nous la question de l’impact global du système économique actuel, des décisions institutionnelles, des privilèges sociaux sur la manière dont se matérialise cet argumentaire, afin d’en soupeser les conséquences concrètes.
Le projet de GPP à Glovelier s’étend à un rythme soutenu, sous une surveillance constante, marquant une première phase de défaite pour la population locale en lutte. Mais, d’une part, ce projet est l’arbre qui cache la forêt en matière d’industrie extractiviste pseudo-renouvelable, instrumentalisant la question énergétique au profit d’intérêts industriels. L’extension dans toute la $uisse est l’étape suivante de ce projet expérimental. Les dynamiques à l’œuvre ici méritent d’être analysées pour envisager la lutte à un échelon plus large. D’autre part, l’énorme travail fourni par les mouvements d’opposition locaux n’a hélas pas suffi à stopper l’implantation du projet. Ce texte propose des arguments écologiques et politiques dépassant la vision régionale, afin de penser de futures voies d’actions.
Pour cela, faisons quelques détours dans le monde complexe de l’énergie et attaquons quelques mythes au passage.
Le monde de l’énergie est certes complexe, il n’est cependant pas nécessaire d’être expert·e dans le domaine pour en saisir les enjeux importants. Si nos valeurs s’opposent à l’exploitation et à la domination, que nous préférons le respect et l’autonomie, alors nous voulons nous opposer à la démesure énergétique dans le monde actuel au même titre que nous nous opposons au capitalisme. Cependant, nous faisons face à des discours sur l’énergie tantôt séduisants, tantôt alarmistes, tantôt rassurants du côté du pouvoir, tandis que des discours militants non-institutionnels tiennent des discours politiquement plus radicaux sur certains aspects mais dont il n’est pas évident de saisir les angles morts. Reprendre certains chiffres diffusés publiquement pour discourir sur la faillite imminente et l’effondrement rapide du système économique produit des positionnements souvent problématiques, alors que les chiffres eux-mêmes peuvent masquer les réalités socio-politiques. À l’inverse, refuser de jouer le jeu de la contre-expertise citoyenne, ne pas entrer dans les chiffres, amène parfois à réitérer sans fin des positions de principe, au point qu’on peut se demander si l’ampleur réelle des problèmes est saisie ou si on ne génère pas juste de l’idéologie. L’intention de ce texte est d’apporter du contenu et des repères dans le domaine de l’énergie, en le reliant à d’autres problématiques, pour nourrir nos analyses et nos luttes.
Une partie des informations de ce texte a été tirée du rapport « Projet de géothermie profonde en Haute-Sorne. Synthèse des arguments du collectif d’opposition Citoyens Responsables Jura » [3] et confirmée par la consultation d’autres sources. Fort utile fut la découverte du résumé du rapport des experts de l’Office Fédéral de l’Énergie sur les « perspectives énergétiques 2050 ». [4] Le travail de l’historien Jean-Baptiste Fressoz constitue une autre source importante. [5] Les textes radicaux sur les questions d’énergie sont cités dans les notes au fil du texte.
Nota bene : On n’en peut plus de la sacralisation du pouvoir, alors on se fait plaisir en écrivant « €tat » et « $uisse » de manière sarcastique.
Le projet et la lutte
L’entreprise qui mène le projet de centrale géothermique de Haute-Sorne, Geo-Energie Suisse (GES), veut forer jusqu’à une profondeur de cinq kilomètres et fracturer la roche pour exploiter de la chaleur du sous-sol pour produire de l’électricité.
En d’autres termes, c’est un projet pilote pour faire de la géothermie pétrothermale profonde (GPP) avec la technologie EGS (Enhanced Geothermal Stimulation : systèmes géothermiques stimulés), qui utilise la fracturation hydraulique comme pour l’extraction du gaz de schiste.
Ce genre de projet se fait au détriment de la société locale, entretenant un modèle économique et social destructeur et aliénant.
Les arguments des opposant·es : les eaux souterraines risquent d’être polluées, que ce soit par la mise en contact de différents aquifères [6], par les produits chimiques utilisés pour fracturer la roche, ou par la gestion des boues toxiques évacuées en surface [7] ; la mise en place des installations va accaparer toute l’eau disponible dans la vallée, et probablement provoquer des séismes comme l’ont fait plusieurs projets similaires ; l’exposition des habitant·es à des remontées de gaz radon radioactif risque d’augmenter ; l’exploitation de la chaleur excédera le renouvellement géothermique et ne sera pas durable ; l’intérêt de l’expérience pourrait être lié à d’autres projets d’exploitation du sous-sol ; ce genre de projet se fait au détriment de la société locale, entretenant un modèle économique et social destructeur et aliénant basé sur la dépendance à des structures de pouvoir, sur l’exploitation et la surproduction-surconsommation [8].
Face à elleux, les promoteurs évoquent une augmentation « indiscutable » de la demande en électricité, une source d’énergie qui « sommeille sous nos pieds », ce qui suggère qu’elle n’attend que d’être libérée de son sommeil telle la belle au bois dormant. Geo-Energie Suisse n’hésite pas non plus à raviver le fantasme d’une énergie « illimitée ». [9]
Un peu de technique…
Pour se faire une idée de ce qu’est la géothermie
On différencie la géothermie à faible ou moyenne profondeur pour chauffer des bâtiments, de la géothermie profonde pour produire de l’électricité.
La géothermie à faible profondeur consiste à extraire de la chaleur d’une source pas très chaude, en consommant pour cela de l’électricité. Actuellement en $uisse, il s’installe environ 30’000 pompes à chaleur (PAC) par an pour le chauffage des bâtiments et de l’eau sanitaire. Il s’agit d’extraction de chaleur du sol, à une profondeur de quelques dizaines de mètres (PAC eau-eau), ou de l’air extérieur (PAC air-eau). Une PAC est une machine qui concentre des calories à l’aide d’un cycle thermodynamique, similaire à celui d’un frigo mais inversé. Par exemple, grâce au refroidissement de l’eau (ou de l’air) de 6°C à 4°C, une PAC chauffe de l’eau de 10°C à 55°C. Cette concentration de chaleur n’est possible qu’en consommant une quantité importante d’électricité : un quart à un tiers de l’énergie utile produite par la machine a dû être soutirée sur le réseau électrique, le reste venant du sous-sol (ou de l’air extérieur).
À « moyenne » profondeur (2 ou 3 km), on atteint des températures suffisantes pour alimenter des réseaux de chauffage à distance sans besoin de pompe à chaleur, comme dans le bassin parisien. Mais que ce soit pour la géothermie de moyenne profondeur ou la géothermie profonde hydrothermale (voir plus bas), il faut trouver de l’eau dans un milieu poreux à la bonne profondeur, pour pouvoir faire tourner le système d’extraction. On ne trouve les bonnes conditions que dans une proportion de lieux assez faible.
La géothermie profonde, elle, a pour but de produire de l’électricité. À 4-5 km sous terre, la température de 150°C environ est suffisante pour produire de l’électricité, bien qu’avec un rendement assez faible. Et ce n’est pas simple, même avec beaucoup de capital et des technologies de forage issues de l’industrie pétrolière.
Si à ces profondeurs on trouve naturellement de l’eau dans un milieu poreux, on peut faire de la géothermie « hydrothermale » profonde, comme en Islande où il ne faut même pas aller si profond grâce la chaleur du volcan. Si on ne trouve que de la roche sèche, on parlera de géothermie « pétrothermale » profonde (GPP). Il s’agit dans ce cas de pratiquer une forme de géo-ingénierie, car on doit alors modifier le milieu : on s’ingénie à transformer le sous-sol en échangeur de chaleur, en le fracturant à l’aide d’eau sous pression et de divers additifs pour rendre la roche plus poreuse. C’est le « fracking », la même technologie que pour « libérer » le gaz de schiste, même si les promoteurs essaient de soigner leur communication avec des mots comme « stimulation » plutôt que « fracturation ». La roche étant sèche dans la zone d’extraction, comme à 5 km sous Glovelier, on la sature d’eau pour pouvoir faire circuler la boucle d’extraction de chaleur. Fracturation et « stimulation » caractérisent les systèmes dits EGS (pour Enhanced Geothermal Systems) de la GPP. Ainsi, cette technologie permet de spéculer sur la possibilité de produire de l’électricité renouvelable partout, quelle que soit la météo.
Or, le fait que la roche se fracture sous l’effet d’une forte pression est pratiquement la définition d’un séisme. Le défi que les ingénieur·es se fixent est de maîtriser le phénomène et d’arrêter avant que l’amplitude des « micro-séismes » ne soit ressentie en surface. Dans la quasi-totalité des essais précédents, ça n’a pas été si bien maîtrisé, comme à Pohang (Corée du Sud) en 2018 où, malgré les systèmes d’alarme, un séisme relativement important (5,4 sur l’échelle de Richter) à provoqué l’abandon du projet. Le cas de Bâle où un séisme a aussi provoqué l’abandon en 2009 montre qu’en modifiant le milieu souterrain, on risque de modifier durablement les équilibres des forces géologiques et l’activité sismique locales : en effet, en juillet 2017, il a fallu rouvrir le puits de forage afin d’abaisser la pression et limiter les risques sismiques dans la région rhénane.
Actuellement, après dix ans d’opposition locale au projet, toutes les voies de recours juridiques ont été épuisées, et la phase exploratoire des travaux a commencé sur le terrain. La tension est montée pendant l’année 2023, avec deux manifestations importantes dans le canton, l’abattage des barrières du chantier et une attaque de tracteur lors de la brève occupation du terrain à la fin du camping de l’été, et le sabotage d’une machine lors du début des travaux. La tension est encore montée d’un cran lors de l’empêchement de la séance d’inauguration publique le 22 mai 2024, avec notamment le purinage massif du chantier. [10]
Inépuisable, vraiment ?
Énergie renouvelable : « Source d’énergie dont le renouvellement naturel est assez rapide pour être considérée comme inépuisable à l’échelle du temps »
Sur le site de l’OFEN (office fédéral de l’énergie), il est affirmé que « En tout état de cause, la Suisse dispose d’un très important potentiel géothermique, en particulier pour la production d’électricité géothermique à partir de la technologie EGS. Les perspectives offertes par cette source d’énergie propre, inépuisable et permanente sont séduisantes : exempte de CO2, elle fournit de l’énergie locale 24h/24h, 365j/an sans prendre de place. »
Malgré ces qualificatifs d’« inépuisable et permanente », les promoteurs du projet de Haute-Sorne prévoient une exploitation pendant 25 ans au maximum, peut-être même pendant moins de 20 ans. [11] On comprend dans leur propre rapport que c’est à cause du refroidissement progressif des roches de la zone d’extraction. En effet, bien que la roche reste chaude tout autour, la chaleur environnante migre trop lentement pour remplacer la chaleur extraite, formant une « bulle froide » autour du puits injecteur. « La percée thermique, qui désigne l’arrivée de la « bulle froide » au puits producteur, et la décroissance de la température de production sur le long terme restent des conséquences inévitables de l’exploitation par doublet et de la réinjection des fluides produits » [12]. Au bout d’une vingtaine d’années, avec les débits nécessités par le projet de Haute-Sorne, la température serait devenue trop basse pour produire de l’électricité, donc il faudra forer à côté et refaire du fracking pour relancer la production une vingtaine d’années supplémentaires. Et ainsi de suite, pour autant que le premier essai soit concluant (ce qui est très loin d’être garanti), et que ces modifications successives du milieu et des forces géophysiques ne créent pas des perturbations en cascade. N’oublions pas que les séismes, résultant de tensions accumulées dans les roches, peuvent se déclencher à retardement.
Si le fracking semble une assez mauvaise idée en soi, multiplier les épisodes de fracking sur le même site semble une encore plus mauvaise idée. C’est pourtant ce qui est avancé par Geo-Energie Suisse dans sa BD « didactique ». Poussons donc le raisonnement jusqu’au bout, et supposons qu’on extraie la chaleur au maximum de la couche située entre 4 et 5 km de profondeur sous une centrale, en forant dans 6 directions et 3 profondeurs différentes : on pourrait exploiter un site pendant 3 ou 4 siècles.
Mais pendant ce temps, l’entier de la chaleur extraite lors des 20 premières années n’aura même pas été remplacée par le flux de chaleur venant du centre de la terre en direction de la surface des continents. [13] On exploite donc un « gisement » de chaleur sans le renouveler. Par contre le stock est immense si on considère l’entier du territoire, tandis qu’un site spécifique aura forcément une durée d’exploitation limitée.
Notons que pour convertir la chaleur du sous-sol en électricité, on doit utiliser un type de machine (dite à cycle de Rankine organique) dont le rendement n’est que de 15 % environ [14], le reste devant être ventilé dans l’air extérieur. C’est-à-dire que 85 % de la chaleur extraite du sous-sol serait de toute façon perdue.
Geo-Energie Suisse évoque l’option de fournir à la fois de l’électricité et de la chaleur. Mais d’une part, pour rentabiliser un réseau de chauffage à distance il faut beaucoup de consommation sur une faible distance, ce qui semble douteux dans le cas de Haute-Sorne ; et d’autre part, extraire aussi de la chaleur après la turbine électrique (ou en parallèle) accélère le refroidissement du sous-sol. Il est plus que probable que la production de chaleur ne soit qu’un argument marketing bidon pour vendre le projet.
Sur la durée de vie de la centrale prévue, le prix de vente de l’électricité devra être supérieur à 50 ct/kWh. C’est-à-dire qu’un soutien étatique est indispensable, ce qui peut être justifié tant dans la perspective de changements d’infrastructure que dans celle de la fin prévisible de l’énergie dite « bon marché ». Ça veut aussi dire qu’il serait problématique pour Geo-Energie Suisse de laisser baisser encore plus la rentabilité à cause de la baisse des températures. Pour répondre à celle-ci, il y a deux possibilités. Comme on l’a déjà évoqué, on pourra forer et fracturer dans une autre direction ou à une autre profondeur, et repartir pour un tour comme l’annonce Geo-Energie Suisse. Ou alors la centrale sera mise hors service et il faudra en construire une autre ailleurs.
Il ne s’agit pas ici de production d’énergie renouvelable et illimitée, mais d’extraction de type minière
À terme, si le système fonctionne, l’industrie devra reconstruire de nouvelles centrales de GPP pour maintenir et non augmenter la production géothermique. Ça laissera ensuite des centaines de sites désaffectés qui devront être surveillés pour éviter des problèmes hydrologiques dus aux tubes et au béton qui vieillissent, ou des problèmes sismiques comme à Bâle où il a fallu rouvrir le forage 8 ans après l’arrêt du projet.
Trêve de spéculations : il ne s’agit pas ici de production d’énergie renouvelable et illimitée, mais d’extraction de type minière ! [15]
Les implications à long terme de la GPP, si on compte sur cette technologie pour l’approvisionnement de l’économie, c’est de forer des trous partout comme pour le gaz de schiste (même si le rythme n’est pas le même), déclenchant ici et là des tremblements de terre [16], remplissant des décharges de boues de forage toxiques [17], accaparant l’eau parfois pendant une année, laissant des sites géologiquement perturbés. Le tout dans la perspective de produire à peine 7 % de l’électricité nationale en 2050, certes de manière quasi-« décarbonée », avec l’équivalent d’une centaine de centrales comme celle de Haute-Sorne.
Ha bon ! On imaginerait autre chose, quand l’OFEN dit que « les perspectives offertes par cette source d’énergie propre, inépuisable et permanente sont séduisantes » [18] ? On constate plutôt qu’au-delà de la théorie pure, le potentiel réellement renouvelable de la géothermie pour la production d’électricité est en fait assez limité.
Comment interpréter l’intérêt de ce projet pour l’€tat ?
Pourquoi la confédération suisse finance-t-elle ce projet expérimental malgré l’opposition claire de la population locale ? L’OFEN affirme que « pour atteindre les objectifs (…) le potentiel national en matière d’énergies renouvelables doit être fortement exploité. » [19] Cette forte exploitation demande une forte acceptation, ou sinon de pouvoir passer outre les résistances.
Selon des chercheur·euses du programme national de recherche sur l’énergie, « Le gouvernement fédéral table sur un potentiel considérable pour la géothermie en Suisse. D’ici 2050, 4,4 térawattheures (TWh) de courant doivent être produits de cette manière – cela représente environ 7 % de la consommation actuelle d’électricité de la Suisse. » [20] Cela représenterait la production d’une centaine de centrales comme celle de Haute-Sorne.
Petit aperçu d’une perspective technoscientiste :
« Créer des bases pour le développement
Grâce aux modèles informatiques, l’impénétrable monde souterrain devient accessible pour des expériences virtuelles. Les procédés visant à améliorer la perméabilité de la roche de façon sûre et efficace peuvent ainsi être testés de manière systématique. Les chercheuses et chercheurs sont convaincus que cette approche fera passer la stimulation hydraulique d’une simple démarche par tâtonnement à un véritable procédé d’ingénierie. En Suisse, cette évolution doit également permettre de maîtriser le risque sismique lié à la géothermie et de réaliser des installations rentables.
La mise en application sur le terrain reste cependant l’unique épreuve de vérité. Les résultats issus des outils de simulation doivent être testés et corroborés à l’aide d’installations de démonstration grandeur nature. C’est pourquoi, les chercheuses et chercheurs appellent à l’encouragement de nouvelles installations pilotes, susceptibles de faire progresser le développement de la géothermie profonde. » [21]
Afin de pouvoir mettre en contexte la stratégie énergétique de l’€tat $uisse, faisons un tour d’horizon de la situation à l’échelle nationale, puis à l’échelle européenne.
On peut aujourd’hui entendre des politiciens comme Philippe Nantermod affirmer que le pays n’a pas besoin d’intensifier ses efforts d’économies d’énergie, car la consommation baisse déjà. Effectivement, si on observe les statistiques de la consommation finale d’énergie en $uisse, il semble que depuis 2010 la consommation baisse d’environ 1 % par année. D’une part, ça reste beaucoup trop lent dans une perspective de sortir d’une logique d’exploitation. D’autre part, ces chiffres sont trompeurs car ils n’incluent ni l’énergie grise des produits importés, ni le kérosène des vols internationaux, qui dans les deux cas sont plutôt en augmentation. D’autres mettent en avant la forte amélioration de l’efficacité énergétique, la quantité d’énergie nécessaire pour chaque franc brassé par l’économie… Or, en trente ans, ce « progrès » productiviste a exactement été compensé par la croissance économique : pour chaque franc il faut un peu moins d’énergie, mais l’économie brasse de plus en plus de francs, ce qui fait que la consommation est au final la même ! [22] Il ne faut donc pas hésiter à dénoncer tous ces propos rassurants comme des plaidoyers pour poursuivre le massacre en cours.
La $uisse s’évertue à repousser les nuisances de la production mondialisée, tout en maintenant sa propre croissance économique.
Aussi, la quasi-stabilité de la consommation indigène dans un monde d’exponentielles matérialise un rapport néo-colonial : la $uisse s’évertue à repousser les nuisances de la production mondialisée, tout en maintenant sa propre croissance économique largement fondée sur l’exploitation du reste du monde. Les banques $uisses investissent massivement dans les projets d’énergie fossile et de méga-mines extractivistes, un quart du commerce mondial de matières premières est géré depuis la $uisse [23], l’accueil à bras ouverts des grandes fortunes est une spécialité nationale, l’industrie $uisse à haute valeur ajoutée (notamment de l’horlogerie, du luxe, des produits pharmaceutiques, des technologies de pointe, de l’armement…) exporte l’énorme majorité de la production, etc. [24] On ne manquera pas de se targuer de notre gestion exemplaire et de notre prospérité, qui profitent de l’expansion mondiale des secteurs nuisibles. À nous l’économie verte ! Les nuisances, c’est pour les Autres.
Revenons à cette apparente stabilité suisse dans le chaos mondial, et mettons-nous des œillères quelques instants pour observer ce qui se passe dans le pré-carré national. Quelles sont les tendances en fonction des « agents énergétiques », autrement dit des formes d’énergie consommées ? La consommation de carburants, d’électricité et de gaz sont stables ces vingt dernières années, tandis que celle de mazout baisse. Le charbon ne représente que 0.4 % de la consommation, et est quasi-exclusivement utilisé par l’industrie du ciment.
Le chauffage représente une grande part de la consommation. Les chauffages à mazout et les chauffages électriques sont surtout remplacés par des pompes à chaleur. Ces dernières consomment beaucoup d’électricité, mais environ trois fois moins que les chauffages électriques directs, ce qui fait que pour l’instant l’augmentation due aux pompes à chaleurs est compensée par l’élimination progressive des autres et la lente amélioration de l’isolation des bâtiments (environ 1 % du parc bâti par année).
La consommation de bois est en nette augmentation, mais les forêts ne fournissent pas plus de 5 % de l’énergie, et sont déjà exploitées à 80 % de la repousse annuelle des forêts économiquement accessibles. Au rythme actuel (+50 % en 20 ans !) nous sommes très proches du seuil de surexploitation des forêts suisses. Si on devait chauffer toutes les habitations avec la repousse renouvelable des forêts, il n’y aurait que 0.4 stères par habitant·e, ce qui ne suffit largement pas à nous chauffer en l’état actuel de la plupart des habitations. [25] On ne se rend pas compte de cette perspective quand on vit dans une commune très boisée, ou qu’on a l’image d’une $uisse aux montagnes sauvages, ou encore qu’on entend depuis des années le lieu commun que « les forêts sont sous-exploitées ».
La plupart de l’énergie renouvelable est extraite sous forme d’électricité, grâce à de grands barrages pour lesquels des vallées ont été noyées au cours du 20e siècle, ou des centrales placées au fil des cours d’eau. Ceci fournit environ 60 % de l’électricité du pays, tandis que les 4 réacteurs nucléaires situés dans les cantons d’Argovie et de Soleure produisent environ 30 % avec de l’uranium, non-renouvelable mais générant des déchets super-durables, extrait non sans contaminations dans divers pays évidemment moins riches. [26] Rapporté au total de l’énergie finale, l’électricité hydraulique représente 16 % et l’électricité nucléaire 8 %, les hydrocarbures fossiles fournissant encore plus de 60 %.
Pour l’avenir, la communication de l’€tat comporte quelques contradictions. Notamment, il est constamment question de « décarboner » l’économie par l’électrification de tout, l’électricité ne produisant pas de polluants sur les lieux de consommation et pouvant être produite, en théorie, de manière renouvelable. Par contre, la $uisse doit de plus en plus importer de l’électricité l’hiver pendant la saison de chauffage, problème qui ne va être résolu ni par les pompes à chaleur qui consomment surtout l’hiver, ni par les panneaux photovoltaïques qui produisent surtout l’été, encore moins par l’indispensable arrêt du nucléaire.
La politique de l’électrification générale entre en contradiction avec un principe classique de l’utilisation rationnelle de l’énergie, selon lequel il faudrait réserver cet agent énergétique « précieux » qu’est l’électricité aux usages qu’elle est la seule à pouvoir assurer, donc recourir le moins possible à de l’ électricité pour fournir de la chaleur. [27] Comme toute transformation d’énergie en une autre occasionne des pertes, on obtient davantage d’énergie utile en brûlant du (bio)gaz pour un usage direct, qu’en l’utilisant pour produire de l’électricité qui sera utile à autre chose ; davantage d’énergie utile du soleil avec une surface de toiture munie de capteurs thermiques qui chauffent de l’eau, que d’électricité avec la même surface munie de cellules photovoltaïques ; davantage de chaleur fournie à des bâtiments avec de la géothermie de moyenne profondeur que d’électricité produite par une extraction équivalente avec de la GPP. Ce principe, tout comme la réduction de la consommation et la « low-tech » qu’est le solaire thermique (qui fournit 100 fois plus de chaleur qu’elle ne consomme d’électricité), sont quasiment invisibles dans les débats actuels. D’autres rationalités prévalent.
Certaines évolutions, dont les scénarios ne semblent pas tenir pleinement compte, vont aussi dans le sens d’une augmentation de la consommation d’électricité : les véhicules électriques et l’informatisation des activités sociales et économiques. La consommation des data centers et du numérique en général augmente chaque année de 70 GWh actuellement, et on est plutôt sur une exponentielle bien que la plupart de la consommation d’internet soit délocalisée et qu’il soit difficile d’estimer quelle est l’augmentation locale. À noter qu’en $uisse, environ la moitié de la consommation d’électricité du numérique est causée par les serveurs des grandes entreprises. [28]
On le voit, la GPP en soi ne fournit pas de solutions miraculeuses aux gestionnaires du système actuel, même si elle a l’avantage, comme les éoliennes, de produire autant en hiver qu’en été. On pourrait considérer que dans une situation géopolitique de plus en plus instable, de moyennes productions locales et indépendantes sont toujours bonnes à prendre, quitte à invisibiliser les nuisances qu’elles causent. Dans les hautes sphères des bureaux d’étude en stratégie énergétique, une tranche de 7 % du camembert de la production est peut-être déjà considérée comme de l’or.
Les scénarios des « perspectives énergétiques 2050+ » ne vont vraisemblablement pas se dérouler comme prévu, différents écueils pouvant se produire : moins d’électricité et de « biomasse » disponible à l’importation qu’espéré, pas assez de fourniture de panneaux photovoltaïques, coûts des changements structurels sous-estimés, consommation exponentielle du numérique, résistances diverses, accidents climatiques… Les experts planchent bien sûr sur certains de ces risques. [29] De leur point de vue, il pourrait se révéler intéressant à terme d’acquérir de l’expérience dans le fracking, à travers l’expérimentation dans la GPP. En cas de tensions énergétiques persistantes, les compétences développées pourraient ainsi rendre l’électricité géothermique intéressante, mais aussi faire basculer les rapports de forces politiques en faveur d’une utilisation du gaz de schiste. Des industries et de nombreux quartiers urbains sont alimentés au gaz fossile importé, et le biogaz issu de déchets agricoles et urbains a un potentiel très limité pour s’y substituer. [30] Compte tenu de la mauvaise image du gaz de schiste, l’€tat pourrait adopter une stratégie consistant à développer la connaissance du sous-sol profond (peu étudié en $uisse) et des compétences nécessaires à une exploitation ultérieure du gaz de schiste grâce à la mise en place d’une industrie de la géothermie profonde. Cette hypothèse demanderait à être étayée, mais il vaut la peine de la garder en tête.
L’€urope et le masque de la vertu
Il ne faut pas se leurrer sur les intentions de neutralité climatique affichées par l’€tat, même si elles sont entérinées par des lois. Le jour où l’économie est en péril, toutes ces bonnes intentions passent au second plan, et là effectivement tout est bon à prendre pour maintenir les privilèges en place, voire la paix sociale pendant que ça reste profitable. L’analyse affirmant qu’« on est face à l’€tat et à son rapport au capital » [31] apparaît pertinente dans toute réflexion sur les stratégies énergétiques, dans le sens où, si l’€tat ne garantit pas aux capitalistes les moyens de leur enrichissement, il perd sa raison d’être.
À ce titre, la stratégie énergétique suisse est à considérer dans le contexte européen. On voit que dès que le robinet du gaz russe se ferme, l’€urope n’hésite pas à importer du gaz de schiste liquéfié à l’impact climatique aussi désastreux que le charbon.
L’€urope semble avoir une stratégie énergétique différente des autres grandes puissances, paraissant décarboner un peu plus sérieusement son économie... Bien que le Texas ait passé en 2021 la barre des 100 TWh de production annuelle d’électricité éolienne, soit davantage que l’entier de la consommation suisse d’électricité (77 TWh), l’Amérique du Nord maintient sa croissance grâce au pétrole et gaz de schiste et aux sables bitumineux, des modes d’extraction ultra-dévastateurs et climaticides. La Chine et l’Inde nourrissent leur croissance avec tous les moyens disponibles, mais essentiellement au charbon, si bien que « le charbon est la source d’énergie qui présente la plus forte croissance entre 2017 et 2022 » et qu’il s’extrait 70 % plus de charbon en 2022 qu’en l’an 2000… [32]
NB : Pour illustrer ce texte, les courbes exponentielles des productions mondiales visent à contraster avec l’illusion de stabilité du tableau national suisse. Ce n’est pas le détail qui importe, mais la tendance.
Ces différences s’expliquent-elles parce que le prix de la paix sociale n’est pas le même ? L’€urope a une densité de population élevée, des mouvements écologistes relativement importants, et la légitimité de l’€tat qui dépend en bonne partie de sa capacité à garantir des droits dits démocratiques. Une exploitation accrue du charbon ou des hydrocarbures non conventionnels ne peut qu’être imposée aux populations, et aurait un coût politique relativement important. S’y ajoute une question géostratégique : avec un peu de charbon en Allemagne, en Pologne et en Ukraine, et du gaz et de l’huile de schiste (Pologne, France, Ukraine), le continent n’a pas le potentiel d’être indépendant en énergies fossiles tout en maintenant une croissance économique. On le voit avec la guerre entre la Russie et l’Ukraine, les coûts politiques et économiques sont potentiellement énormes. Parfois l’€tat trahit l’ambiguïté de ses intentions : « L’une des priorités de la France en matière de transition écologique est de s’assurer un certain degré de souveraineté énergétique. » [33] Ce n’est clairement pas la vertu ou une supériorité morale qui pousse l’Union Européenne à davantage « décarboner » son économie, il est surtout question de calculs et de rapports de forces.
Ce n’est clairement pas la vertu ou une supériorité morale qui pousse l’Union Européenne à davantage « décarboner » son économie, il est surtout question de calculs et de rapports de forces.
On peut tout à fait imaginer un scénario 2050 où la transition énergétique vers les renouvelables n’a été réalisée que très partiellement - le capitalisme n’a encore jamais réalisé de vraie substitution d’une énergie par une autre (J.-B. Fressoz) et l’extraction minière nécessaire s’est révélée impossible et inacceptable (A. Stephant) - et où la $uisse importe de l’électricité issue du nucléaire français et du charbon allemand, du charbon et du gaz liquéfiés américains terriblement climaticides mais aussi fort chers, et où l’exploitation des ressources du territoire $uisse est imposée manu militari tout en louant la tradition démocratique et l’exemplarité écologique de la $uisse lors du discours du premier août. Pas très différent d’aujourd’hui, en gros.
Les €tats-nations qui ont d’importantes ressources énergétiques sur leur propre territoire ont un sérieux avantage géo-stratégique, car ils peuvent les auto-consommer pour appuyer leur développement industriel. C’est notamment le cas de la Chine et des États-Unis. La confédération $uisse caresse sans doute aussi l’espoir d’atteindre ce Graal de la géopolitique qu’est l’indépendance énergétique.
Avec la numérisation et l’électrification de tout, il faut beaucoup d’électricité. Si on voulait produire du gaz de synthèse « renouvelable » [34], il en faudrait encore plus. Si la $uisse était autosuffisante en électricité, elle aurait un avantage important dans les secteurs économiques dans lesquels elle se profile. Le potentiel hydroélectrique étant déjà largement exploité et ne satisfaisant pas la soif d’électricité de l’économie, l’autre ressource indigène abondante est le soleil. La confédération vise pour 2050 une production photovoltaïque annuelle de plusieurs dizaines de TWh, soit davantage que la production nucléaire actuelle. Or, c’est une source intermittente, et l’électricité est difficile à stocker. Le stockage dans des batteries n’est pas une approche viable à grande échelle, car elles ne stockent que peu d’énergie à un coût énorme, elles demandent l’extraction de métaux rares et ne durent pas très longtemps. L’approche qui est privilégiée consiste à utiliser de l’électricité excédentaire pour pomper de l’eau d’un lac à un lac de barrage plus élevé, puis à produire de l’électricité en turbinant cette eau dans l’autre sens quand le marché paie un bon prix. Bien sûr ce cycle de « pompage-turbinage » engendre des pertes, de 15 à 30 % [35], mais surtout les capacités de stockage sont très loin de pouvoir stocker le futur excédent estival d’électricité solaire jusqu’à l’hiver suivant, lorsque la production nationale est inférieure à la consommation. Les échanges avec les pays voisins resteront donc indispensables.
Petit aperçu d’une perspective technocratique
« L’objectif de l’UE est d’interconnecter largement les marchés électriques nationaux avec ceux des pays voisins et de lever les barrières commerciales existantes entre les €tats membres. La planification à l’échelle européenne du développement et de l’utilisation des infrastructures réseau, associée à une gestion conjointe et intégrée des charges et du réseau, ainsi que des systèmes communs de négociation doivent permettre d’élaborer un marché intérieur de l’énergie d’envergure européenne, couvrant plus de 500 millions de consommateurs. Ce marché intégré de l’électricité permet aux €tats membres, entre autres, de puiser à l’extérieur du pays les réserves de flexibilité rendues particulièrement indispensables par la transition vers une production d’énergie variable à base de sources d’énergie renouvelables. Ce système est assuré de fonctionner car il y a toujours un endroit en Europe où souffle le vent, où brille le soleil ou qui dispose d’une réserve d’énergie. » [36]
Sauver le système ou sauver le vivant ?
« Mon hypothèse est celle-ci : parce que les besoins en énergie de la société industrielle sont démesurés, il faut leur trouver des solutions à la même échelle. Voilà ce que j’appelle le chantage à la démesure, qui fait que l’on cherche d’abord et de toute urgence des solutions technologiques – que seule cette société industrielle peut mettre en œuvre, puisque c’est elle qui crée des problèmes de cette ampleur – et que l’on oublie de se demander : À quoi, en fin de compte sert tout cela ? » [37]
« Dans l’ensemble, le système énergétique en 2050 sera sûr, propre et moins dépendant de l’étranger que ce n’est le cas actuellement. » [38] Vraiment ?
La géothermie n’est-elle pas renouvelable et à faible impact climatique ? N’est-elle pas un moindre mal par rapport au fossile et au nucléaire, et même par rapport aux barrages hydroélectriques dont les ravages ne sont pas probables mais certains ?
Alors certes, le nucléaire ne constitue pas un banal risque industriel. Ce n’est pas seulement l’aspect irréversible de la création de déchets ultra-toxiques et quasiment éternels qui le caractérise. C’est la menace de l’annihilation, à coup de bombes à l’uranium enrichi et au plutonium, par le complexe militaro-industriel qui construit aussi les centrales électriques. C’est le pacte de Faust technicien qui, en faisant peser sur les sociétés le risque d’accident majeur, légitime leur évolution vers des modes de gestion plus autoritaires, et tend ainsi à cimenter l’ordre social. [39] Le danger appelle le contrôle. Mais ce principe n’est-il pas général dans la fuite en avant technologique, des OGM à l’intelligence artificielle en passant par la gestion des sols pollués par les dioxines ? [40] Pourquoi continuer à traiter les nuisances séparément les unes des autres, sans mettre en cause la dynamique globale ?
Le réchauffement climatique, pour sa part, est bien une nuisance globale menant à un désastre planétaire, et c’est n’est pas propre à une idéologie catastrophiste que de le dire. Par contre, tirer les leçons de cette affaire n’est pas évident. Comme le CO2 est un déchet systémique [41], c’est-à-dire que tout le système dépend d’activités basées sur la production de ce déchet, c’est l’entier de l’économie qui doit être mise en cause. Ce constat implique d’y réfléchir autrement que dans le cas d’une pollution causée par la production d’une substance spécifique. Par exemple, la production des gaz CFC qui a attaqué la couche d’ozone protégeant la biosphère « n’avait qu’à » être substituée par un autre produit (les HFC qui se trouvent être des gaz à effet de serre…), ce qui n’était déjà pas une mince affaire face au lobbying industriel mené par Dupont et L’Oréal notamment. Dans le cas du réchauffement climatique, c’est « toute notre évolution technologique et matérielle depuis deux siècles » (J-B. Fressoz) qui pose problème. Considérons qu’aucun gouvernement ne compte ni renoncer à la croissance économique ni se mettre à dos l’ensemble de l’industrie nationale et des syndicats majoritaires, pour constater que la remise en question n’est pas globale pour tout le monde. En effet, si la priorité est au maintien du système économique actuel, il va falloir faire accepter une nouvelle couche de ravages. [42]
Les écologistes d’€tat comme Roger Nordmann ou Christian Van Singer prétendent pouvoir convertir l’entier de l’économie à un « mix énergétique » durable : Solaire, éolien, hydraulique, biomasse et géothermie sont les sources d’énergie primaires de cet assortiment, pour pourvoir le capitalisme en électricité, en chaleur et en force motrice. Il y a trois critères pour y être éligible : ne pas émettre de CO2, ne pas générer de radioactivité, et être une source renouvelable. Mais que signifierait la concrétisation de la transition énergétique ?
Avant de discuter de la géothermie en tant que telle, introduisons quelques questionnements sur le caractère désirable de cette perspective, pour sortir de l’abstraction des chiffres. Premièrement, il est clair qu’il n’y a là aucune remise en question des rapports d’exploitation et de domination, et si la perspective d’un capitalisme éternel vous plaît, il semble que nous ne nous battons pas dans le même camp. L’énergie a toujours été un enjeu de pouvoir. [43]
Le charbon reste le pilier de la civilisation industrielle.
Deuxièmement, ces politicien·ne·s inscrivent leurs propositions dans un cadre national : il s’agit avant tout de fournir l’économie $uisse. Même si la réduction des importations d’énergie est plus ou moins mise en avant, nous ne parlons pas ici de solidarité internationale. Cette perspective imposerait dès le départ de poser les questions suivantes : d’où viennent les matériaux nécessaires à cette « transition » ? - tout le monde pourrait-il se le permettre ? - qui est impacté·e par leur extraction et leur transformation et sont-iels consentant·es ? - cela produit-il des rapports néo-coloniaux ? Les réponses sont assez claires si on étudie la question et qu’on écoute les milliers de luttes locales, comme par exemple contre les mines de lithium au Chili et en Argentine... [44]
Troisièmement, un bon nombre de « besoins » de la société industrielle ne semblent pas pouvoir être couverts par le « bouquet renouvelable ». Notamment, la production d’acier n’est jamais évoquée (peut-être parce qu’elle se passe dans des pays étrangers comme l’Inde), alors qu’il n’y a pas actuellement d’alternative industrielle aux hauts-fourneaux opérant la réduction du fer au moyen de coke provenant de gisements de houille (une forme de charbon fossile), l’acier issu du recyclage de la ferraille étant d’une qualité insuffisante pour nombre d’autres industries majeures. Il n’y a ni perspectives de production d’acier « propre », ni de réduction drastique de la demande, ainsi le charbon « reste le pilier de la civilisation industrielle » (J-B. Fressoz). On peut multiplier les exemples de ce genre avec l’automobile, le béton, le cuivre (l’agence internationale de l’énergie prévoit une augmentation de 40 % de l’extraction pour permettre la « transition énergétique » [45]), les terres rares, etc.
Quatrièmement, les critères des « énergies vertes » sont anthropocentrés : déployés massivement et à grande échelle, les barrages, les éoliennes et bien sûr l’abattage d’arbres nuisent gravement aux espèces non-humaines, accaparent et polluent les eaux dont toute la biosphère dépend, etc. À ce titre, la géothermie profonde, en risquant de mettre en contact différents aquifères, en générant une grande quantité de boues de forage et en consommant énormément d’eau pour la fracturation, ne fait pas exception.
Cinquièmement, vu les quantités astronomiques d’énergie utilisées par le système économique, certaines sources d’énergie qui ne se renouvellent qu’à une vitesse limitée atteignent très vite le seuil de la surexploitation : forêts, terres agricoles, cours d’eau et, localement, la chaleur du sous-sol. [46]
Le solaire photovoltaïque semblait, jusqu’à récemment, épargné par la plupart de ces critiques, mais la production des panneaux, qui ne sont pas faits que de silicium, de verre et d’aluminium, charrie son lot de polluants et d’accidents industriels. [47] Une partie de la fabrication est basée sur le travail forcé des ouïghours victimes du génocide perpétré par l’€tat chinois. [48] L’installation massive de panneaux sur des terres agricoles ou anéantissant des centaines d’hectares de forêts est en train d’exploser, par exemple dans le Sud-Est de la France. [49] Et les millions de capteurs qui sont installés chaque année promettent une accumulation de déchets très compliqués à recycler.
Et s’effondre ainsi la belle image du « mix énergétique » vertueux.
« Le progrès technologique qui commence à poindre permettra de vendre sur le marché les centrales de proximité les plus diverses : les biocentrales, les éolicentrales, les photocentrales, les géocentrales, etc. Les utilisateurs, producteurs et consommateurs, pourront aller parfois les acheter dans les supermarchés de l’énergie comme ils le font déjà pour leurs générateurs de poche. Et, en cas de catastrophe, les intoxiqués n’auront plus que leurs yeux pour pleurer. Ils les veulent, leurs énergies et leurs centrales à domicile. Ils les auront. Les gestionnaires de l’énergie, eux, pourront jouer les Ponce Pilate encore bien plus qu’ils ne le font déjà aujourd’hui. » [50]
On comprend mieux la pertinence de ce propos de 1995 si on examine ce que signifierait la concrétisation de la fameuse transition énergétique, si elle était réellement appliquée dans le monde d’aujourd’hui.
Comme on l’a déjà vu, le gouvernement vise la couverture d’environ 7 % de la consommation actuelle d’électricité de la Suisse par de la géothermie. Pour arriver à une telle production, il faudrait une centaine de centrales géothermiques de la taille de celle de Haute-Sorne, qui fonctionnent en même temps. Ça veut dire qu’il faut trouver une centaine d’endroits propices selon plusieurs critères géologiques et géographiques et y faire passer, de gré ou de force, des projets de forages profonds et de fracking. Sans affaiblissement majeur des droits de recours pour la protection de l’environnement, on voit mal comment installer cent centrales en moins de trente ans. C’est aussi la mise en place d’une nouvelle industrie avec ses investisseurs, ses patrons, ses profits, ses intérêts à réduire les coûts et optimiser les risques, obtenir des relais politiques, soigner son image…. Une industrie capable de mettre en service chaque année au moins cinq nouvelles installations, mener en parallèle toute une activité de prospection, de gestion des boues de forage, d’exploitation et d’entretien des installations en service… et, plus tard, de surveillance et gestion des sites désaffectés.
Si pour chaque technologie de production d’énergie « d’avenir » on doit accepter toutes ces nuisances intrinsèques à toute industrie puissante, on peut convenir que cette perspective ne correspond pas exactement à l’idée d’un avenir désirable. Peut-être va-t-on nous vendre la géothermie comme une énergie « de transition », comme le gaz ou le nucléaire, vers un avenir « propre » ? Mais celui-ci ne viendra jamais, tant que le mode de production actuel, le capitalisme industriel, se perpétuera !
Déplétion et redéploiement de l’extractivisme
« Les crises de l’énergie, qui ne datent pas d’hier, sont l’une des manifestations typiques des limites que rencontre le capital. Pour lui, la nature est le monde de la contrainte, qui fait obstacle au libre développement de l’accumulation mais la stérilisation qu’il lui fait subir épuise les sources d’énergie successives qui sont de moins en moins rentables. Les difficultés sont toujours surmontées de façon momentanée par la fuite en avant, en particulier par l’innovation dans le domaine de l’énergie et par la valorisation de sources d’énergie jusqu’alors laissées en friche. » [51]
La promotion des énergies renouvelables répond à la volonté légitime, chez de nombreuses personnes, de stopper ou du moins de réduire la production de nuisances. Le problème est que cette promotion s’inscrit dans un imaginaire progressiste qui n’intègre pas pleinement la dimension irréversible de l’exploitation de la planète. En particulier, on évite de trop s’intéresser à la réalité physique inhérente aux activités extractives.
Une problématique incontournable de l’extraction de gisements, quels qu’ils soient, est celui de la déplétion. Le principe peut se résumer à la formule : De moins en moins concentré et de plus en plus difficile d’accès. On extrait d’abord la partie la plus accessible et la plus concentrée, donc la plus facile et la moins chère. Au fur et à mesure que le gisement s’épuise, on doit extraire davantage de matière moins accessible pour extraire la même quantité de minerai ou d’énergie, le prix augmente et le rendement baisse. [52] Cette logique s’étend à l’échelle d’un ensemble de sites, jusqu’à l’ensemble des réserves mondiales (en faisant abstraction des barrières politiques à l’accès aux gisements). Une fois que les gisements les plus concentrés du monde ont été épuisés, il ne reste que des gisements moins concentrés. Si les améliorations technologiques tendent à compenser l’augmentation des prix par des gains d’efficacité, il n’en reste pas moins que le système extractiviste doit pénétrer toujours plus profondément dans les entrailles de la terre, remuer davantage de matière « inutile » et dépenser de plus en plus d’énergie pour purifier les matières recherchées puisqu’elles sont de moins en moins concentrées. Au passage, de plus en plus de déchets toxiques sont engendrés [53].
Plus l’énergie va se raréfier, plus l’€tat et la logique de marché vont justifier la transformation de larges surfaces en zones d’extraction d’énergie.
Cette dynamique de déplétion fait que la production d’énergie a un impact de plus en plus étendu sur les territoires pour produire une quantité donnée. Dans le système de marché actuel, les périodes où le cours du pétrole brut est élevé favorisent des investissements dans des gisements extrêmement dévastateurs comme les sables bitumineux en Alberta (Canada), qui nécessitent de décaper des surfaces gigantesques, et permettent d’obtenir du pétrole trois fois plus climaticide que le pétrole conventionnel. Si on ne retient que l’impact climatique de ce cas, on ne voit pas que la dimension de l’impact territorial s’applique aussi par exemple aux éoliennes. La force du vent s’exerce un peu partout, mais pour la transformer de manière massive en électricité on doit déployer sur de larges surfaces des structures et des infrastructures (routes, câbles, transformateurs), souvent dans des zones encore peu touchées par l’exploitation intensive : crêtes montagneuses, hauts plateaux, détroits marins… Barder d’éoliennes les crêtes de toute une chaîne de montagne a un impact territorial très important, pour ne produire qu’une fraction de l’énergie consommée par l’économie.
Plus l’énergie va se raréfier, plus l’€tat et la logique de marché vont justifier la transformation de larges surfaces en zones d’extraction d’énergie. Une tendance du moins coûteux au plus coûteux devrait être comprise non seulement selon le coût financier, mais de manière plus large, incluant le « coût » politique. La présence plus ou moins forte de résistances locales, mais aussi des hiérarchies racistes et des dynamiques néo-coloniales peuvent influer l’ordre dans lequel les territoires seront sacrifiés les uns après les autres.
Ainsi les luttes contre l’extraction des énergies fossiles, ou contre tel ou tel secteur minier particulièrement dévastateur, ne devraient pas négliger les dynamiques de redéploiement de l’extractivisme. En supposant que certaines ressources s’épuisent ou soient enfin délaissées par l’industrie – ce qui n’est pas du tout le cas actuellement – si l’économie garde les mêmes logiques d’exploitation, l’extractivisme ne peut que continuer à s’emparer de nouvelles ressources et donc de nouveaux territoires. Et sur le long terme, à moins d’une décroissance massive, la tendance ne peut qu’aller vers des impacts proportionnellement plus importants.
Craindre ou désirer la pénurie ?
« Le besoin démesuré de la société moderne d’obtenir des combustibles pour produire des quantités de travail et de mouvement toujours plus importantes est à l’origine du système d’asservissement le plus puissant et le plus complexe qu’un esprit despotique puisse imaginer : dans un tel contexte, les instruments d’une prétendue libération de l’humanité deviennent progressivement l’armature colossale du système de dépendance et d’autodestruction que nous connaissons aujourd’hui. (…) Il faut renouveler l’illusion que tout doit changer pour que tout continue de la même façon : faire que le monde entier s’agite pour que notre pauvre quotidien reste le même. » [54]
Ne nous trompons pas d’objectif : là où l’€tat et l’industrie ne cherchent qu’à maintenir en place le système de privilèges qu’ils incarnent, comme on l’a vu dans la gestion de la pandémie de covid-19 où les gestions néo-libérales du système hospitalier et du système pharmaceutique ont été maintenues voire renforcées, nous devons garder en tête la perspective d’un monde libéré de l’exploitation et de la domination. Et il est clair que ce système exploite et ravage, qu’on le considère comme prospère, en crise ou en fonctionnement « normal ». N’oublions pas qu’aucun gouvernement n’a renoncé à la croissance, et que ce n’est pas près d’arriver. L’extraction massive de minerais et de ressources énergétiques au détriment des communautés biotiques et humaines, c’est historiquement le fonctionnement de base du système industriel, qu’il soit en mains capitalistes ou socialistes. Le monde devient ainsi invivable, chaque jour un peu plus, pour les espèces et les humain·es dont les milieux de vie sont dégradés ou anéantis.
Malgré ces constats assez flagrants, on se prend parfois à caresser des espoirs contradictoires, tantôt d’un développement massif des énergies renouvelables, tantôt d’un effondrement du capitalisme pour cause d’épuisement des ressources. Ce dernier espoir mérite d’être confronté, pour plusieurs raisons. [55] Jusqu’ici, toutes les prédictions d’effondrement du système pour cause de pénurie d’énergie se sont avérées erronées, et ont la plupart du temps servi à mettre en avant certains objectifs : développement du nucléaire, indépendance géo-stratégique, dénonciation de l’immigration ou, à la marge, lutte contre le changement climatique, décroissance, simplicité volontaire... Pendant ce temps, l’effondrement ne vient pas, la croissance continue. Le pic du pétrole conventionnel est passé, le pétrole et le gaz restent bien plus rentables que les énergies renouvelables (on aurait pu s’y attendre), et les compagnies pétrolières engrangent des profits records. [56]
Sans même parler d’effondrement, le capitalisme industriel n’en finit pas de repousser son « inéluctable déclin énergétique », donnant tort aux prospectives les plus convaincantes. [57] Écologistes et décroissant·e·s, nous avons nos raisons de désirer ce déclin, mais ce désir biaise nos analyses et les transforme en une idéologie. Comment peut-on se fourvoyer à tel point qu’on se convainc en permanence que la « fin du pétrole » est pour demain ? Principalement en négligeant deux forces fondamentales du système en place : la technologie et l’€tat.
D’une part, le progrès technologique permet de rendre exploitables des gisements qui étaient jusqu’ici soit trop éloignés (des forêts rendues accessibles par le chemin de fer au 19e siècle au pétrole offshore profond du 21e) soit trop peu concentrés (hydrocarbures non conventionnels). Il faut donc se méfier des chiffres qui circulent sur les réserves mondiales, qui sont souvent basées sur l’état actuel de la technologie (en tout cas les « réserves prouvées »). De plus, même si on observe une baisse du taux de découverte de nouveaux gisements, que ce taux est inférieur à celui de la consommation mondiale, on n’est pas à l’abri d’une découverte surprenante comme celle qui a récemment fait passer les réserves en pétrole du Venezuela au même niveau que celles de l’Arabie Saoudite, qui représente à elle seule quelques années de gagnées pour le système extractiviste. On peut gager que le progrès des technologies d’exploration nous promet encore quelques surprise de ce type.
D’autre part, l’€tat veille au grain. Son but historique fondamental est d’assurer les conditions nécessaires pour le développement de l’économie. Lorsqu’une crise met en péril ces conditions, l’€tat intervient. Ce que les « collapsologues » semblent sous-estimer, c’est le pouvoir dont l’€tat est investi pour que « tout » ne s’effondre pas [58], du moins pour les classes privilégiées. Que ce soit pour imposer des restrictions (plus ou moins) temporaires, ou pour sauver les banques trop grosses pour crever, on a assez d’exemples ces dernières années pour comprendre que même quand « le système est en faillite », le capital n’oublie pas qu’il a ce formidable outil pour lui rétablir des « conditions-cadres » propices à faire durer son développement. On a beau dire que « cette fois, les €tats sont au maximum de leurs possibilités d’endettement » [59], c’est encore une fois les rapports de forces, notamment entre les classes sociales, qui déterminent qui va le plus boire la tasse pour que le navire reste à flot : programmes d’austérité, répression des soulèvements sociaux, politique plus ou moins inflationniste de la banque nationale, fiscalité plus ou moins redistributive, nationalisations, opérations guerrières… Jusqu’ici, la croissance continue ou reprend à tous les coups, et les ravages climatiques nous explosent à la gueule.
En termes d’énergie, le rôle de l’€tat dans le développement du gaz et du pétrole de schiste étasuniens a été majeur : alors que les forages s’épuisaient beaucoup trop vite pour rembourser les investissements, poussant à forer des nouveaux puits à un rythme aberrant, l’industrie du secteur aurait dû se trouver en faillite faute de liquidités, mais la banque centrale américaine, la Fed, a continué à la financer. Cette magie de la volonté étatique a maintenant un impact énorme sur la scène pétrolière mondiale, faisant des USA le premier producteur [60] , et prolongeant depuis maintenant plus de dix ans la croissance après le pic mondial du pétrole conventionnel (qui a eu lieu entre 2005 et 2010). Pendant encore combien de décennies ce genre de mécanismes va-t-il fonctionner, avant que les mouvements écologistes ne comprennent la dynamique capitalo-étatique ?
Face à la réalité actuelle de la déplétion progressive des gisements, la réponse du système industriel est d’augmenter la violence des activités extractives pour pouvoir continuer à croître.
Ça ne veut pas dire qu’il n’y aura jamais de déclin de la civilisation industrielle à cause de l’épuisement des ressources, mais ce qu’on observe est que face à la réalité actuelle de la déplétion progressive des gisements, la réponse du système industriel est d’augmenter la violence des activités extractives pour pouvoir continuer à croître. Jusqu’à quand parviendra-t-il à croître, personne ne le sait, ce qui est sûr est que la violence ne fait qu’augmenter. Violence écocidaire, violence contre les populations locales, exercées par les multinationales des matières premières comme Glencore, par les €tats et les paramilitaires qui bossent pour elles.
Concentrons-nous plutôt sur la dimension éthique et sur le monde que nous désirons. Écrasement du monde vivant, risques industriels, dépossession de nos moyens d’existence, concentration du pouvoir : l’ensemble de l’appareil industriel, en particulier énergétique, rend le monde invivable et atroce. C’est ça qui nous donne la rage pour résister et riposter, et non la crainte de perdre un jour certains conforts (dont la majorité des humain·e·s n’a jamais bénéficié) ou l’envie d’avoir eu raison dans nos prédictions collapsologiques.
Que signifie refuser les projets de la transition énergétique ?
On pourrait décrire le projet de « transition vers les énergies propres », tel qu’il est conçu aujourd’hui, comme une dystopie de riches : une utopie, dans laquelle l’économie ne générerait pas de nuisances, qui se révèle être un cauchemar. Comme toujours, les rêves des humain·e·s riches sont les cauchemars des autres, en l’occurrence ceux des victimes de l’extractivisme. Ces humain·e·s riches ferment leurs yeux et leurs oreilles quand il s’agit de préserver leur confort matériel et émotionnel – ça les déprime de regarder la réalité en face, iels s’accrochent à des perspectives « d’espoir » dans lesquelles iels arrivent à se projeter.
Bloquer les projets concrets qui, au nom de la transition, menacent les eaux, les forêts, les animaux sauvages et les terres , comme le font depuis plus de dix ans les opposant·es aux éoliennes, c’est recadrer la question. C’est sortir des chiffres abstraits et défendre les intérêts concrets des territoires impactés. Ça permet de projeter les impacts d’une généralisation de tel mode de production, à partir de cas réels. Si une centrale de géothermie profonde menace à long terme un aquifère, on doit se poser la question : est-ce que deux-cent centrales de géothermie profonde menaceraient à long terme deux-cent aquifères ?
Si on s’accorde sur le constat que pour sauver la planète il ne faut surtout pas donner au capitalisme l’énergie de perdurer, diverses stratégies peuvent être imaginées. N’en déplaise aux partisan·es de la simple désertion, celles qui combinent opposition populaire, blocage et sabotage sont incontournables. Car il est éthiquement insoutenable de laisser faire. Toutes les stratégies peuvent inclure des alternatives visant l’autonomie et la convivialité, c’est même très important, mais on n’en parlera pas ici pour éviter de nourrir l’illusion selon laquelle on peut concurrencer la puissance de l’industrie avec des alternatives. Il est indispensable de contrer l’industrie, en la combattant.
Bien que nous ne sommes pas dans une situation de basculement révolutionnaire, nous pouvons construire des capacités afin d’intervenir :
- sur les sites d’extraction, comme à Haute-Sorne ou tous les sites miniers...
- sur les flux de distribution : pipelines, transformateurs, lignes à haute tension, antennes-relais...
- sur les sites de transformation ou d’utilisation : raffineries, data centers, production de puces électroniques…
La question des priorités est assez complexe à discuter, évoquons tout de même quelques pistes. On peut se focaliser sur le démantèlement des infrastructures des énergies fossiles, comme le professe Andreas Malm [61], ou viser l’ensemble des infrastructures critiques dans une stratégie globale de démantèlement de la civilisation industrielle, comme le projette Deep Green Resistance. [62] Pourrait-on même prioriser le blocage des nouvelles sources d’énergie, parce qu’elles permettraient au ravage planétaire de s’approfondir quelques décennies encore ? Est-ce défendable, alors que le réchauffement climatique s’accélère ? En même temps, il est très clair que s’il n’y avait pas de limite à l’approvisionnement énergétique, comme le promet illusoirement la propagande en faveur de la fusion nucléaire, la dynamique de croissance capitaliste et d’aliénation technologique auraient cinquante autres manières de ravager la planète, et surtout la domination n’en sortirait que renforcée. Quoi qu’on pense de la question des priorités, il est plus que temps d’envisager des stratégies qui abordent la question énergétique dans son ensemble. [63]
Quelle éthique dans la résistance ?
Les luttes locales contre les projets extractivistes et industriels (carrières, mines, forages, usines, pipelines…) rendent perceptibles les conséquences de « l’habiter colonial » [64] ou « mode de vie impérial » : un rapport au monde qui est celui de la domination. Ces luttes peuvent entraver la dévastation des milieux qui progresse chaque jour. Elles ont un besoin vital de visibilité, de soutien matériel et surtout de soutien humain « présentiel » lors des phases de mobilisation. Le cas des projets pilotes est particulièrement important, car un succès des promoteurs peut ouvrir la voie à des centaines d’autres projets.
Toutefois, nous devons situer nos luttes dans notre contexte social, et dans le cas des nuisances énergétiques et industrielles, aller au bout de la logique de solidarité si on ne veut pas reproduire des injustices en conséquence de nos refus. Les expérimentations risquées ne sont évidemment pas faites sur la côte lémanique, ni sur la Goldküste zurichoise. Une région peu peuplée est choisie, certes, mais surtout pas très riche. D’autre part, étant en $uisse, on va forcément mieux soigner l’étanchéité du forage et la gestion des boues toxiques que quand on extrait le gaz de schiste en Argentine [65]...
Dans les prochaines décennies la $uisse va, comme toujours, tirer son épingle du jeu et se profiler dans l’exploitation néo-coloniale. Héberger le siège de Glencore et de moult autres négociants en matières premières, totalisant une bonne partie du commerce mondial de différentes ressources stratégiques, ce n’est pas le moindre des avantages.
Les scenarios de la confédération prévoient l’importation d’électricité 9 mois par année en 2050, surtout en hiver, sans même prendre en compte l’électrification de tout. Ça ne veut pas dire que le système va s’effondrer, mais 1. que la $uisse va continuer à exploiter sans vergogne les ressources d’autres pays ; 2. que l’opposition à des projets promus pour des raisons d’indépendance nationale vont davantage se heurter à la raison d’€tat.
Ce qu’on appelle ici « la raison d’€tat », c’est l’action volontaire de l’€tat visant à assurer ses raisons d’être fondamentales. Si l’on entrave sérieusement l’extraction de ressources qui sont estimées cruciales pour l’existence de l’€tat, c’est-à-dire qui l’affaiblissent dans la compétition militaire ou économique, il n’est plus question de valeurs démocratiques, de légitimité populaire du gouvernement, etc. L’€tat agit, quitte à devoir se légitimer ensuite. Ainsi, partout dans le monde, avec des gouvernements de gauche ou de droite, on invoquera le « Progrès » pour justifier la dévastation et la répression nécessitées par les projets miniers et énergétiques. Montrant bien là « le lien indissoluble qui existe entre production industrielle de masse et destruction industrielle de masse » et le « lien indissoluble entre guerre (intérieure et extérieure), industrie et extraction de ressources », comme l’analyse bien le livre La guerre du sous-sol. Le champ de bataille des matières premières. [66]
La résistance des riverain·e·s contre l’implantation des énergies industrielles « vertes », c’est-à-dire contre le redéploiement de l’extractivisme, rendent perceptibles les conséquences matérielles masquées par les images publicitaires. Alors que cette drogue que constitue l’« espoir dans les énergies douces » s’instille dans nos cerveaux et nous fait détourner le regard, ces résistances nous ramènent à la réalité. Mais elles peuvent bien sûr faire le jeu du lobby nucléaire [67] ou de l’exploitation néo-coloniale des pays plus pauvres où sont extraites les ressources énergétiques consommées en $uisse. C’est clairement le cas tant qu’on ne fait pas chuter drastiquement la consommation. Non, il ne faut pas attendre 2050 !
L’affiche pour la mobilisation du 15 juillet 2023 en Haute-Sorne se positionnait avec raison « contre le sacrifice organisé des campagnes ». Ce terme fait écho au processus en cours de définition des « ZADER » (zones d’accélération des énergies renouvelables) par l’€tat français. Il n’y a pas de société industrialisée sans régions dévastées par l’extraction des ressources, sans risques industriels, sans l’accumulation de zones sacrifiées. Un bon exemple d’industrie qui génère de multiples zones sacrifiées est l’industrie nucléaire : les régions minières du Niger polluées par l’uranium d’Areva, les déserts d’Algérie et du Nevada ou les îles du Pacifique sacrifiées aux essais de bombes atomiques, les régions rendues inhabitables par les accidents majeurs de centrales ou le stockage des déchets radioactifs. [68] L’horreur du nucléaire est bien sûr extrême, mais on peut aussi parler de zones sacrifiées pour le kilomètre entourant chaque éolienne industrielle, ou pour la bande d’un kilomètre de large entourant le tracé des lignes à très haute tension, où on ne peut plus habiter sans s’exposer à des risques impalpables. On peut ergoter à l’infini sur les « distances de sécurité », toujours est-il que si on s’efforce de se représenter un futur territoire pointillé de milliers de sites de forage et de méga-turbines comme d’autant de zones sacrifiées, maillé par des infrastructures de toute sorte, ce futur – décarbonné ou pas – est tout sauf désirable.
Face aux risques industriels, on est toujours sommé·e·s de faire confiance aux expert·e·s du domaine, (...) ultra-dépendant·es du savoir ultra-spécialisé détenu par des agent·es d’une industrie qui s’impose à nous.
Qui peut se représenter la réalité des pressions de 500 bar qu’on trouve à 5km sous terre ? Face aux risques industriels, on est toujours sommé·e·s de faire confiance aux expert·e·s du domaine, car personne parmi la population locale n’est en mesure d’évaluer les risques. Par exemple concernant la qualité d’un béton soumis à des conditions extrêmes sur le long terme, alors que la qualité de l’eau de toute la région va dépendre de ce détail pour des générations entières. Ce dernier exemple vaut autant pour les centrales nucléaires ou le stockage des déchets radioactifs que pour la géothermie profonde. On est dans le même rapport social, ultra-dépendant·es du savoir ultra-spécialisé détenu par des agent·es d’une industrie qui s’impose à nous.
Dans les luttes locales comme celle contre le fracking à Haute-Sorne ou celles contre les éoliennes industrielles un peu partout, les habitant·e·s formulent souvent la critique d’une forme de colonialisme. Il est vrai qu’iels font face à l’accaparement de leurs ressources, à la dégradation de leur territoire, au mépris des autorités et au déni de leur volonté d’autodétermination. Cependant, les populations des pays soumis aux impérialismes coloniaux et néo-coloniaux, dont les pays comme la $uisse profitent depuis des siècles, font face à une dimension raciste sans commune mesure avec ce que peuvent vivre des suisses. Le colonialisme a poussé le déni de dignité de nombreuses fois dans l’histoire passée et contemporaine jusqu’au génocide. [69] Souvenons-nous où nous nous situons vis-à-vis des frontières, et efforçons-nous d’être justes dans l’expression de nos luttes.
Un enjeu fondamental est d’éviter ce qu’on a pu appeler le « syndrôme NIMBY » (not in my backyard = pas dans mon jardin). On doit refuser pour les autres ce qu’on refuse pour soi. La revendication « ni ici ni ailleurs », qui nous vient des luttes contre le stockage des déchets nucléaires, est claire et elle passe bien quand on la propose dans les luttes dites « de territoire » contre les projets industriels. Mais comment porter cette éthique dans des luttes dans lesquelles des lignes politiques populistes et identitaires peuvent parfois prendre beaucoup de place ?
En effet, le problème est que le système dont dépendent les habitant·es de la $uisse s’appuie principalement sur l’extraction polluante, à l’étranger, de ressources énergétiques et minières, avec notamment une utilisation massive et brutale du fracking (entre autres technologies). Il est dès lors insoutenable de ne refuser les nuisances que chez soi, et de ne concevoir la résistance qu’à ce niveau-là. Cette problématique est soulevée par exemple par l’ingénieure Noémi Vouillamoz dans des publications de la scène « alternative » suisse, mais pour mieux promouvoir la géothermie dans laquelle elle a des intérêts. Outre ses arguments douteux sur l’aspect « low-tech » de la géothermie profonde qui suggèrent que demain tout sera low-tech comme aujourd’hui tout est vert, son propos est de dire que « rapatrier ces externalités [comprendre : les nuisances] représente un moyen fort de sensibiliser aux coûts réels (économiques, écologiques et sociaux) de l’énergie et probablement l’argument le plus efficace pour un retour à la sobriété ». [70] Sans critique de fond du système économique, il est à craindre que ni les résistant·es « NIMBY » ni les ingénieur·es technophiles de gauche n’ébranlent sérieusement la marche du monde.
Cependant, s’il peut paraître légitime que « chacun·e fasse sa part » en acceptant des nuisances chez soi, comme y exhortait Isabelle Chevalley, en se disant que son « chez soi » n’est pas plus précieux que celui des autres, ce ne seront que des sacrifices inutiles si la croissance dévore assez rapidement tous les habitats qu’on aurait ainsi momentanément soulagé. Une offrande aux lieux de l’économie, qu’on espérerait enfin rassasier. Au contraire, défendre ses propres lieux de vie consiste bel et bien à « faire sa part » dans la résistance contre l’accaparement du monde par l’économie prédatrice.
À bien y réfléchir, on se rend compte que les risques associés à la GPP sont d’une ampleur assez classique des risques industriels. Dès lors, refuser la GPP chez soi implique de refuser que d’autres subissent l’explosion de l’usine AZF à Toulouse ou celle du dépôt d’engrais de Beyrouth, sans parler de l’irradiation de Gomel lors de la catastrophe de Tchernobyl, etc.
La lutte contre un projet de production énergétique n’a aucune cohérence si elle ne prône pas une réduction massive des consommations, c’est là un minimum dans lequel il ne faut pas oublier de pointer en priorité la surconsommation des riches. [71] Mais la réalité, si on considère la prédation globale du capitalisme industriel, est que la seule position vraiment cohérente est de viser l’arrêt global de l’extractivisme, donc de la mégamachine industrielle.
Il n’y a pas d’énergie propre, pas de mine propre ou dépolluée à la fin [72], pas de capitalisme qui tendrait vers la dignité de tou·x·tes, pas de société industrielle décoloniale et préservant les écosystèmes. Les inégalités sont inhérentes au développement industriel, comme l’a théorisé Ivan Illich. [73] Il est manifeste, depuis longtemps, que les énergies renouvelables ne nous épargneront ni l’injustice ni le saccage des milieux de vie, qu’au contraire elles contribuent à donner à ce système inique des moyens matériels et idéologiques. Il faut démonter tous les discours qui promeuvent des alternatives de production d’énergie dans le cadre de la croissance capitaliste.
Solidarité jusqu’au bout !
Dès lors, quelles perspectives ? Face à la raréfaction progressive des ressources, deux axes cruciaux vont être de lutter contre leur accaparement et contre les inégalités de classe. [74] Il faut tout faire contre les nouvelles et les anciennes nuisances, tout en défendant le cadre de vie des habitant·es du monde. En termes d’énergie, si on veut réduire les inégalités de conditions de vie, ça ne passe aucunement par de nouvelles productions vendues sur le marché, mais par la priorité donnée à la satisfaction des besoins des classes défavorisées, notamment à travers l’isolation des habitations.
Les bourgeois blindent leurs villas d’isolation et de solaire, mais ne voient pas d’intérêt à faire de même sur les immeubles qu’ils louent aux classes populaires. Tout ne va pas s’effondrer pour tout le monde en même temps, et les bourgeois vont évidemment tenter de maintenir leurs privilèges, y compris énergétiques.
Déjà 20 % des belges et la majorité des anglais·es sont en situation de « précarité énergétique » [75], c’est-à-dire doivent choisir entre se chauffer l’hiver et manger correctement. Les anciennes pratiques de ne chauffer qu’une pièce de l’habitat font partie de la réalité de millions de personnes en Europe de l’ouest, sans doute davantage à l’Est. Tout indique que cette situation va empirer, non seulement parce que l’énergie va se raréfier, mais d’ores et déjà parce que nous vivons dans un système qui augmente les inégalités si on ne se défend pas. Sur cette base, on peut penser les luttes à la fois pour davantage de justice sociale et contre ce système productif ravageur.
Être conséquent·e dans la solidarité nécessite de bloquer ou saboter les projets extractivistes. Les milliers de sites miniers et de fracturation hydraulique qui polluent les eaux détruisent les possibilités de subsistance des populations locales humaines et non-humaines. Les animaux non domestiqués voient leurs habitats ravagés, non seulement par la déforestation, mais aussi par les routes et autres infrastructures nécessaires pour relier les sites d’extraction à la métropole industrielle. Avant de minimiser la mort de « juste quelques oiseaux » par une éolienne géante, pensez à ce que signifie transformer les routes migratoires d’espèces déjà menacées en parcours d’obstacles mortels. [76] Un millier d’éoliennes pour produire quelques pourcents du futur « mix électrique » suisse, c’est bien de cela dont on parle.
Plus on crame des ressources, moins il y aura à partager demain. Plus on s’enfonce dans le chaos climatique [77], plus ça va être galère de produire à bouffer. Si la solidarité est autant entre humain·es qu’entre individus d’espèces différentes, il va falloir envisager simultanément l’attaque du système industriel et le partage de l’énergie entre tou·te·s.
Nous pourrions écouter ce qui se passe là où on a quatre heures d’approvisionnement électrique tous les deux jours, et où on aimerait avoir cet approvisionnement permanent « garanti » que nous connaissons, pour réfléchir de manière approfondie aux rapports entre les différentes offensives nécessaires.
Couper le courant aux quartiers riches au moment où le manque d’énergie s’amplifie ? S’organiser à l’échelle d’un immeuble pour faire la grève des loyers jusqu’à obtenir l’isolation complète du bâtiment sans hausse de loyer ? Ou pour chauffer prioritairement quelques pièces réservées aux personnes malades, âgées ou à besoins spécifiques ? Réquisitionner des villas bien pourvues en eau chaude solaire pour les convertir en centres de soins ? Saboter l’approvisionnement (et les systèmes de secours) des usines polluantes qui doivent tourner en permanence ? Cibler les chantiers de nouveaux projets à des moments décisifs ?
Dans les luttes locales, la politisation de la lutte autour de questions fondamentales passe par des rencontres et des échanges approfondis. Ça ne se fait ni en un jour, ni à sens unique. Il nous faut porter nos opinions et nos points de vue, proposer notre interprétation de ce qui nous arrive, sans s’étonner que l’arrêt global du système ne soit actuellement pas un objectif largement partagé par les habitant·e·s d’une région. On peut parfois rencontrer un tel objectif dans des pays (néo-)colonisés où celleux qui font face à des méga-projets dévastateurs peuvent, de par leur situation et leur histoire, identifier assez clairement les enjeux et se positionner en ennemis de la civilisation, du capitalisme et de l’€tat. [78]
Que chacun·e·x fasse sa part dans la résistance !
Avril 2024