Texte paru sur lundimatin.
Lorsque, le 5 octobre 2020, les zapatistes ont publié leur communiqué “Une montagne en haute mer”, la surprise fut considérable, à l’annonce d’une tournée de l’EZLN (Ejército Zapatista de Liberación Nacional) sur les cinq continents, en commençant par l’Europe. Il faut dire que si les zapatistes n’ont pas été avares d’initiatives tant au Chiapas qu’à l’échelle du Mexique (avec par exemple la Marche de la couleur de la terre, il y a tout juste 20 ans), c’est presque la première fois (à une petite exception près en 1997) qu’ils sortent des frontières de leur pays.
Puis, le 1er janvier dernier, ils ont écrit et co-signé avec des centaines de personnes, collectifs et organisations une Déclaration pour la vie exposant les raisons de ce voyage [1] : contribuer à l’effort pour que les luttes contre le capitalisme – qui sont indissociablement des luttes pour la vie – se rencontrent dans la pleine conscience de leurs différences et loin de toute volonté d’homogénéisation ou d’hégémonie.
Au cours de ces six derniers mois, un ample processus d’organisation s’est mis en place à l’échelle européenne, mais aussi dans chaque pays ou « géographie », selon la terminologie zapatiste. Une coordination francophone a ainsi vu le jour, puis, en son sein, huit coordinations régionales fédérant collectifs et initiatives locales. Dans le même temps, l’EZLN a confirmé que se préparait une ample délégation composée de plus d’une centaine de ses membres, aux trois quarts des femmes, et qu’elle serait en outre accompagnée par des membres du Congrès National Indien-Conseil Indien de Gouvernement, qui regroupe des luttes indiennes de tout le Mexique, ainsi que par une délégation du Front des Villages en Défense de l’Eau et de la Terre de Morelos, Puebla et Tlaxcala, en lutte contre une double centrale thermo-électrique qui menace de détourner les ressources en eau indispensables aux paysans de la région [2].
Le 10 avril dernier – anniversaire de l’assassinat d’Emiliano Zapata –, était annoncé le départ de la première partie de la délégation zapatiste, destinée à faire le voyage par la voie maritime. On s’attendait à la voir sortir, ce jour-là, du caracol [3] de Morelia, où ses membres se préparaient depuis des mois. Il y eut bien alors un rituel en bonne et due forme, avec musique traditionnelle, encens et gestes de purification ("limpia"), sur la sommaire réplique d’une proue de navire ; mais la montagne ne s’est pas pour autant déplacée [4]. En effet, il a été annoncé que la délégation se plaçait en quarantaine pendant quinze jours afin d’être assurée de ne pas quitter les territoires zapatistes en étant porteuse d’un autre virus que celui de la rébellion – un choix qui réitère la décision de l’EZLN de prendre (par soi-même et loin de toute injonction étatique) toutes les mesures de précaution sanitaire requises pour éviter la propagation du SARS-Cov-2, ce qui l’avait conduit à déclarer, dès le 15 mars 2020, une alerte rouge et à fermer l’accès à tous les caracoles zapatistes.
On apprit aussi que cette délégation maritime avait été baptisée “Escadron 421”, parce qu’elle est composée de quatre femmes, de deux hommes et d’une personne transgenre (“unoa otroa”, dans le lexique zapatiste), présenté.e.s individuellement dans un communiqué du sous-commandant Galeano [5]. Ce lundi 26 avril est donc le jour de leur départ effectif de Morelia. De là, ils rejoindront un port mexicain où les attend le bateau dénommé “La Montagne” et, le 3 mai, largueront les amarres pour la traversée de l’Atlantique. L’Escadron 421 sera alors soumis aux impondérables océaniques, sous la compétente conduite de l’équipage du navire. Il devrait arriver en vue des côtes européennes dans la seconde moitié du mois de juin (le pays ne sera connu que plus tard).
Parallèlement, ces derniers jours, de petites fêtes étaient organisées au son des tambours et des encouragements de toutes sortes pour accompagner le départ d’autres membres de la délégation zapatiste qui quittaient leurs villages de la forêt lacandone, parfois dans des pirogues permettant de descendre les rivières de cette région tropicale, proche de la frontière du Guatemala [6]. Elles et eux feront partie des groupes de la délégation zapatiste qui, en avion cette fois, rejoindront le vieux continent à partir du début juillet.
Commenceront alors des mois d’intenses activités, de rencontres et d’échanges dans toute l’Europe, puisque les zapatistes ont annoncé avoir reçu et accepté des invitations émanant de très nombreuses « géographies » : Allemagne, Autriche, Belgique, Bulgarie, Catalogne, Sardaigne, Chypre, Croatie, Danemark, Slovénie, État espagnol, Finlande, France, Grèce, Pays-Bas, Hongrie, Italie, Luxembourg, Norvège, Pays basque, Pologne, Portugal, Royaume-Uni, Roumanie, Russie, Serbie, Suède, Suisse, Turquie, Ukraine.
Ce sont des centaines de rencontres et d’activités qui ont été proposées aux zapatistes et sont actuellement en cours de préparation. Les collectifs et organisations concernés les feront connaître le moment venu. Il est possible qu’il y ait des rassemblements amples, impliquant toutes les luttes de la période actuelle, des Gilets jaunes aux ZAD et autres résistances territoriales contre les grands projets destructeurs, des collectifs féministes à toutes les formes de soutien aux migrants, des luttes contre les violences policières à celles qui visent à défaire les dominations coloniales, des réseaux d’entraide dans les métropoles aux régions rurales où s’esquissent d’autres manières de vivre, sans oublier la mobilisation prioritaire à laquelle nous obligent, comme le soulignent les zapatistes, les sanglots tragiques de notre planète blessée. La liste est longue (et ici incomplète) au sein de la galaxie des rébellions contre tous les aspects de la barbarie capitaliste et des résistances pour faire émerger d’autres mondes plus désirables.
Surtout, les zapatistes ont expliqué qu’ils venaient pour échanger – c’est-à-dire pour parler et, plus encore, pour écouter – avec toutes celles et ceux qui les ont invités "pour parler de nos histoires mutuelles, de nos douleurs, de nos rages, de nos réussites et de nos échecs" [7]. Des rencontres à petite échelle, pour prendre le temps de se connaître et commencer à apprendre les un.e.s des autres. Cela fait bien longtemps que les zapatistes insistent sur le fait que nos luttes ne peuvent rester isolées les unes des autres et qu’ils soulignent la nécessité de construire des réseaux planétaires de résistance et de rébellion. Il est inutile de rappeler ici toutes les rencontres internationales qu’ils ont organisées au Chiapas, depuis la Rencontre intercontinentale pour l’humanité et contre le néolibéralisme (dite “Intergalactique”), en 1996, jusqu’au séminaire “La pensée critique contre l’hydre capitaliste”, en 2015 [8]. Mais on peut noter qu’en août 2019, au moment d’annoncer une nouvelle avancée de l’autonomie, avec la création de 4 nouvelles communes autonomes et de 7 nouveaux conseils de bon gouvernement, ils avaient précisé qu’ils ne proposaient plus d’organiser de grandes rencontres, mais plutôt de faire des “réunions avec les groupes, collectifs et organisations qui travaillent [luttent] dans leurs géographies” [9]. Il n’était pas alors question de voyage sur les cinq continents, mais celui-ci pourrait être – en plus d’autres raisons d’entreprendre un tel périple – une manière d’engager ce processus. Mais, si une telle perspective peut résonner avec le besoin que beaucoup ressentent de tisser davantage entre les luttes existantes, il est clair qu’elle a pour préalable non seulement l’échange qui permet d’identifier ce qui est partagé sans dénier différences et divergences, mais aussi et surtout la rencontre qui crée une interconnaissance réelle.
Le voyage pour la vie sera donc l’occasion pour un nombre bien plus important de personnes de rencontrer les zapatistes et d’en apprendre davantage sur cette expérience d’autonomie et de dignité qui persévère contre vents et marées, depuis plus d’un quart de siècle. Et, espérons-le, de se laisser gagner par la contagion rebelle dont les zapatistes sont de virulents porteurs. Souhaitons donc que toutes celles et ceux qui se reconnaissent dans la Déclaration pour la vie et pour qui l’autonomie zapatiste brille fort dans le ciel de nos espérances soient prêt.e.s à les accueillir, à soutenir leur initiative itinérante (par exemple en contribuant et en faisant circuler la plate-forme de crowdfunding mise en place à cet effet [10] ), à participer, de la manière qui conviendra à chacun.e, au Voyage pour la Vie [11].
Mais revenons à l’Escadron 421. Depuis le début de l’annonce du voyage vers l’Europe, les zapatistes suggèrent qu’il s’agit de refaire à l’envers le processus de la conquête. Ils s’amusent à l’idée d’une invasion inversée (et, cette fois, consentie). C’est de l’humour, bien sûr (mais en est-on bien sûr ?). En tout cas, ils ont annoncé qu’ils seraient, le 13 août 2021, à Madrid pour célébrer à leur manière les 500 ans de la conquête de Mexico-Tenochtitlan par l’armée de Hernan Cortés. Les indiens du Chiapas, comme ceux de tout le continent américain, éprouvent depuis cinq siècles dans leur chair ce que signifient la colonisation et toutes les formes de colonialisme interne et de racisme qui en sont la prolongation. Mais les zapatistes ont clairement dit qu’ils se rendraient pas à Madrid pour exiger que l’État espagnol ou l’Église catholique leur demande pardon. Ils refusent tout autant la condamnation essentialisante d’un “l’Occident” diabolisé et tout entier assimilé aux colonisateurs que l’attitude consistant à enfermer les colonisés dans la position de victimes. Au contraire, ils entendent dire aux Espagnols “qu’ils ne nous ont pas conquis [et] que nous sommes toujours en résistance et en rébellion”. Refaire le voyage à l’envers, c’est déjouer une histoire toute faite, qui assigne des positions figées et univoques aux vainqueurs et aux vaincus. Il s’agit d’ouvrir par effraction la possibilité d’une autre histoire.
Lorsque la délégation maritime zapatiste touchera terre en un point encore inconnu du continent européen, c’est Marijose, “unoa otroa” de l’Escadron 421 qui débarquera en premier. Et voici comment le sous-commandant Galeano décrit par avance la scène, en une inversion du geste par lequel Christophe Colomb – qui pourtant n’a pas débarqué, le 12 octobre 1492, en conquérant, ni même en découvreur, puisqu’il ne cherchait qu’à retrouver les terres déjà connues du Japon et de la Chine – s’est empressé de planter sa croix et d’imposer le nom de San Salvador à l’île de Guanahaní :
Ainsi, le premier pied à se poser sur le sol européen (bien sûr, si on nous laisse débarquer) ne sera ni celui d’un homme ni celui d’une femme. Ce sera celui d’un·e autre.
Dans ce que le défunt SupMarcos aurait décrit comme "une gifle avec un bas noir pour toute la gauche hétéropatriarcale", il a été décidé que la première personne à débarquer sera Marijose.
Dès qu’iel aura posé les deux pieds sur le sol européen et se sera remis·e du mal de mer, Marijose criera : "Rendez-vous, visages pâles hétéropatriarcaux qui persécutez ce qui est différent !"
Nan, je plaisante. Mais ça serait bien qu’iel le dise, non ?
Non, en descendant à terre, l@ compa zapatiste Marijose dira d’une voix solennelle : "Au nom des femmes, des enfants, des hommes, des anciens et, bien sûr, des zapatistes autres, je déclare que le nom de cette terre, que ses natifs appellent aujourd’hui “Europe”, s’appellera désormais : SLUMIL K’AJXEMK’OP, ce qui signifie “Terre rebelle”, ou “Terre qui ne se résigne pas, qui ne défaille pas”. Et c’est ainsi qu’elle sera connue des habitants et des étrangers tant qu’il y aura ici quelqu’un qui n’abandonnera pas, qui ne se vendra pas et qui ne capitulera pas".
Bienvenue, compas zapatistes, sur le continent bientôt dénommé Slumil K’ajxemk’op.