Le week-end prochain amandine gay sera au spoutnik pour présenter son film.
Entretien [1] Amandine Gay - Lausanne - mardi 13 décembre 2016
Nous avons rencontré la réalisatrice Amandine Gay le mardi 13 novembre à Lausanne lors de la diffusion en avant première de son film Ouvrir la voix [2]
Amandine Gay se définit comme Afro-descendante, Noire, née sous X, cis, Afroféministe, pansexuelle, anticapitaliste, antiraciste, anti-hétéronormativité, agnostique, Afropunk, pro-choix (avortement, voile, travail du sexe), body-positive.
Alicia : Pour notre part, il nous a également semblé important de situer qui nous sommes et dans quel contexte nous avons voulu lui poser ces questions. Nous faisons partie d’un groupe féministe non mixte (sans mecs cis) qui est composé en majorité de personnes blanches. Il y a très peu de personnes racisées et on se pose peu des questions entre nous sur les rapports de pouvoir existants au sein de ce groupe, soit tou.te.s ensemble soit à titre individuel. Nous précisons que nous ne parlons pas au nom de notre groupe. Pour notre part, nous n’avons pas la même subjectivité et la lutte n’est pas pareil étant donné, notamment, que je suis blanche et que Line est noire. Les questions ont été élaborées par nous deux et nous avons fait le choix politique qu’elles soient principalement posées par Line. On va surtout poser des questions sur des sujets ayant comme base l’afroféminisme. Pour cela on a fait le choix de faire un point sur les groupes afroféministes qu’on connait en Suisse romande. Comme ça a été dit pendant le cours que tu viens de donner, c’est le Collectif AfroSwiss [3] qui milite principalement sur ces questions. Par conséquent, les luttes féministes visibles sont surtout menées par des groupes féministes à majorité blanche.
Line : En tant que personne racisée et afro, comment tu identifies la position d’allié.e ? Qui sont-illes ? Et qu’est-ce que tu attends d’elleux ?
Amandine Gay : Les allié.e.s sont des personnes qui ne me fatiguent pas plus que je ne le suis déjà dans la société. Je pense qu’en tout cas au niveau interpersonnel, pour moi, mes allié.e.s c’est les gens qui savent que je suis fatiguée, qui vont me cuisiner des petits plats, qui vont penser à m’appeler quand mon père est mort pour prendre des nouvelles et qui vont se rappeler que je ne suis pas cet espèce de truc surhumain qui a une personnalité publique. A un niveau plus général, politique, je dirais que ce sont les personnes qui prennent conscience de leurs privilèges. J’ai vraiment un souci avec les gens qui vont être à fond sur l’intersectionnalité et qui ne vont pas être en mesure de la lier à leurs propres rapports de pouvoir. Donc, est-ce que l’intersectionnalité te semble un cadre funky, sympa et qui te donne bonne conscience ? C’est-à-dire « moi j’ai réfléchi à toutes ces questions là donc ça y est on peut arrêter d’en parler ».
Pour moi les allié.e.s c’est les gens qui, une fois qu’ils prennent conscience de leurs privilèges, réfléchissent concrètement à comment ils peuvent utiliser leur pouvoir pour que les voix qu’on entend moins, pour que les personnes qu’on voit moins, aient une visibilité.
L. : Tu as parlé avant de « faire de la pédagogie », et qu’est-ce que tu entends par là ?
A. G. : La pédagogie que je fais dans mon travail, c’est vraiment ce qui est l’héritage de Paolo Freire, de bell hooks. C’est-à-dire toutes ces questions de comment on a besoin de s’éduquer dans quelque chose qui questionne aussi les rapports de pouvoir ? Comment amener un discours dans le grand public, dans l’espace public, qui vient questionner les rapports de pouvoir, qui vient questionner les représentations habituelles ? En ça, le gros de ce que je fais c’est de la pédagogie.
La pédagogie que je me refuse à faire c’est celle qui relève de l’exploitation. Par exemple, quand moi, à partir de ma posture - je n’ai pas de poste à l’université, je ne suis pas engagée comme journaliste, je dois faire un film pendant trois ans, avec mon argent et sur mon temps libre et mon énergie - quand à partir de là, on va m’inviter dans des évènements avec des personnes qui sont profs d’université, avec des personnes qui sont réalisateur.trice.s financé.e.s, et qu’on va me demander d’animer la table ronde sur l’intersectionnalité et qu’on va me dire « personne n’est payé parce qu’en fait, c’est normal, c’est militant ». Là ce type de pédagogie je refuse de la faire parce que c’est encore de l’exploitation. Non seulement on exploite mon travail, mais en plus on oublie que moi toutes ces connaissances-là, je les ai mobilisées parce que je n’avais pas le choix, parce que c’est ce qui me permet de m’en sortir dans la vie, c’est de comprendre ce qui m’arrive. Quand je dis que je fais pas de pédagogie, c’est celle-ci que je veux plus faire. Je veux plus faire ce truc qui en plus donne à des gens des outils pour continuer à être toujours plus privilégiés, parce qu’une fois qu’ils ont bien écouté toutes mes théories, ils peuvent tranquillement aller développer ça dans leur département, en ayant des financements pour des recherches quand moi je serai toujours là entrain de galérer.
L. : Dans certaines de tes interventions tu parles du paternalisme, du paternalisme de gauche précisément, je ne sais pas si tu peux m’en dire plus ?
A. G. : Je pense que ce qui est compliqué avec le paternalisme de gauche, c’est que justement quand t’es face à des personnes qui assument très bien les inégalités, au moins tu sais à qui t’as à faire. Ce qui est plus compliqué, c’est quand des personnes vont vouloir ton bien sans écouter ce que tu as à dire.
Dans celles-ci il y a par exemple des personnes qui ne maîtrisent pas les théories critiques de la race, des personnes qui ne maitrisent pas le black feminism viennent m’expliquer que mon cadre théorique n’est pas cohérent et que la race c’est pas une construction sociale, je me dis « écoute, quand dans le reste du monde, qui n’est pas francophone, la race est une construction sociale, est une catégorie opérante à partir de laquelle on regarde le monde et que toi juste tu le sais pas et qu’à partir de cette ignorance là tu vas pouvoir m’éduquer, là y’a un souci ». C’est qu’à partir du moment où on voit pas la race comme une construction sociale, et c’est à dire qu’on ne considère pas qu’on a été construit en temps que Blanc.he.s de la même façon que les Noir.e.s et les Arabes ont été construits en temps que Noir.e.s et Arabes, on pense pas qu’il y a quelque chose attaché à la catégorie blanche. Donc on pense pas que nous aussi on doit être déconstruit.e.s, que nous aussi on doit se penser politiquement, qu’est ce que ça veut dire d’être un homme blanc dans des milieux de gauche et pis de revendiquer même une identité prolétaire quand en fait on est un fils de gens de la classe moyenne, qu’on va à l’université et qu’on se pense anarcho-communiste et qu’on va expliquer à des filles qui ont grandies en banlieues que parce qu’elles ont un bac+5 que enfaite bah ça y’est, c’est des bourgeoises et qu’elles ont pas à venir discuter parce qu’elles ont pas compris que le vrai combat c’est la classes.
Ce paternalisme de gauche c’est ces personnes qui pensent qu’elles sont tolérantes, ces personnes qui pensent qu’elles sont ouvertes d’esprit, qui effectivement vont avoir parfois une sorte de proximité parce qu’elles vont avoir écouté Miriam Makeba et puis parfois lu des textes des Black Panthers...
L. : Par rapport à tout ce qui relève du paternalisme de gauche - je vois exactement de quoi tu parles - et je me demandais tes mécanismes de défense par rapport à ça. De quelle manière dans les luttes et dans les relations interpersonnelles, tu te positionnes ? Comment tu gères ?
A. G. : Il y a cette question de confiscation de la parole, que ce soit des mecs d’extrême droite qui vont te dire que « si t’es pas contente rentres chez toi » ou que ce soit des mecs d’extrême gauche qui me disent « nan mais t’es pas légitime à parler ». Le fond de leur propos c’est que je ne suis pas légitime à parler et moi, ce que je vois, c’est des hommes blancs qui me disent de me taire. Donc je m’en fous un peu des arguments. Je ne discute pas avec eux dans cette logique, qui vient de la citation de Toni Morrison que la logique du racisme c’est de t’empêcher de faire ton travail et travail au sens de work is not labor, pas le travail salarié, mais ton travail créatif, ton travail intellectuel. Moi je me suis rendue compte qu’à un moment donné je passais ma vie à éteindre des incendies. Et d’autre part, les mêmes personnes qui vont te faire des demandes de radicalité, qui vont te pousser à ne pas être dans l’université parce que c’est un compromis et tout, à la fin de la journée, c’est elles et eux que tu vas retrouver en doctorat.
Enfin, c’est pour ça que moi je m’intéresse aussi beaucoup à la justice reproductive, parce que quand je dis que la violence policière c’est ce qui nous tue de façon visible mais enfaite les femmes noires vieillissent de l’intérieur plus vite, les femmes noires meurent de cancer, je veux dire Audre Lorde est morte à 58 ans, ça faisait 14 ans qu’elle avait un cancer. June Jordan est morte à même pas 60 ans non plus. Le nombre de ces grandes figures de la militance de ce qu’on veut de femmes noires qui sont mortes à même pas 60 ans, des fois même pas 50. Parce qu’on s’épuise et c’est aussi intolérable et ça se voit moins.
L : Et pis avant on parlait des personnes qui se disent intersectionnel, pour faire référence à notre groupe dont on a parlé avant, qui est à majorité blanche, qui réfléchit dans une perspective intersectionnelle. Quelle place tu vois, pour que ce soit pas des personnes qui parlent à ta place, que ce soit pas non plus des personnes qui font preuve de paternalisme, comment tu vois la place de ce genre de groupe féministe qui se veulent inclusif mais qui sont quand même à majorité blanche ?
A. G. : J’ai pas de plan d’action, j’ai pas de plan précis, dans chaque espace c’est différent, dans chaque groupe. Ce que j’observe c’est qu’il y a un souci à se penser soi-même pour les dominant.e.s ou les gens qui appartiennent aux groupes majoritaires et donc moi je dirais par exemple que je n’aime pas le terme inclusivité et je pense que les Blanc.he.s devraient d’abord réfléchir à la blanchité, à ce que ça veut dire d’être Blanc.he avant même de se poser la question d’ « est-ce qu’il y a assez de personnes non-blanches parmi nous ? ». Demandes-toi pourquoi elles ne viennent pas.
Moi j’essaye de le faire un maximum dans mes prises de paroles public en fonction d’où je suis. Parce que tu vois quand je suis au Québec, je suis pas racisée de la même manière que quand je suis en France. Tu vois parce que j’ai tous mes privilèges de française et j’ai même plus de privilèges au Québec que j’en ai pas en France. Je dis que je suis en couple avec un homme bourgeois tout ça, parce que c’est important sinon c’est développé après une espèce de fiction sur qui est capable de faire quoi. Ce n’est pas parce que je suis une femme noire queer que je ne suis pas dans des rapports de pouvoir.
Mais tu sais il y a aussi ce truc où [on est] dans un milieu militant, on a pas d’argent, donc on voudrait bien que ça soit accessible à tout le monde, mais en même temps on a pas les moyens de nos ambitions tu vois. Et ce niveau d’exigence qu’on a vis à vis des milieux militants, les mêmes personnes qui vont te faire chier parce que ta conférence elle est pas accessible à tout le monde, ils vont pas faire chier l’université parce que l’université n’est pas accessible à tout le monde et que tous les cours ne sont pas accessibles aux malentendant.e.s et tout. Ça ça me pose problème. T’es radical.e, t’es radical.e jusqu’où ? T’es radical.e pour faire chier les autres radicaux, moi ça m’intéresse pas ! Et pour moi en plus la vraie radicalité c’est de faire chier le pouvoir, non ? Et c’est ça qu’est compliqué et c’est là où on veut pas t’entendre d’ailleurs.
L. : Hier, suite à ta projection du film « ouvrir la voix » tu as évoqué durant la discussion ton expérience politique dans la non mixité entre femmes racisées. Penses-tu que c’était un passage qui avait été nécessaire pour toi, et pourquoi ?
A. G. : la non mixité ça a été très important justement dans ce bruit où on vient tout le temps remettre ton expérience en question, où on questionne toujours ta légitimité, dès que tu te retrouves avec que des personnes comme toi qui en fait ont eu les mêmes expériences et que donc tu parles en tronc commun, et après tu peux débattre sur autre chose. Moi il y a plein de choses, des concepts que je maîtrise, des choses que je connais, et quand je dois les expliquer je suis pas entrain d’aller plus loin dans ma réflexion, je suis entrain de juste toujours ressasser les mêmes choses. Donc pour moi aussi la non mixité ça a été un espace où j’ai pu commencer à me penser autrement, tu vois, à penser les choses plus généralement parce qu’en fait t’es là, tu te dis « ah ben ça c’est acquis. On est des femmes noires, on vit des discriminations, ça c’est acquis, maintenant on peut parler du reste ». Et c’est aussi comme ça que j’en suis venue à vouloir travailler sur la justice reproductive, à me dire « mais en fait si j’étais pas tout le temps entrain d’essayer de prouver qu’y’a du racisme et du sexisme, sur quoi je travaillerais ? ». Ça c’est une liberté que j’ai eu en étant en non mixité. Donc oui pour moi c’est super important, je pense que y’a... et aussi ouais parfois pour un peu comme recadrer ce que t’es en train de faire parce que, tu vois... c’est pour ça que je disais je suis pas pour qu’on fige... c’est un outil pour moi la non mixité. Donc c’est une possibilité qu’à des moments de ta lutte ben peut être que c’est important d’être en non mixité, ça veut pas dire qu’on peut pas retrouver les gens après, tu vois, ou même pendant, je veux dire, tu peux aussi faire partie de plusieurs groupes simultanément.
L. : Et puis est-ce que tu as rencontré des personnes, racisées ou blanches, qui étaient réfractaires à ce type d’organisation en non mixité ?
A. G. : Alors oui ben dans les personnes racisé.e.s, il y’en a quand même qui sont réfractaires, surtout dans les espaces francophones. Vu que le communautarisme est stigmatisé, vu que le fait de se retrouver avec des personnes de sa communauté c’est mal vu, ben si t’as envie d’être accepté.e par le groupe majoritaire, en général tu vas pas apprécier la non mixité parce que tu vas te dire « non mais c’est nous même qui sommes dans la ségrégation, on va pas donner du grain à moudre aux personnes qui nous critiquent déjà, on doit s’intégrer, on doit se mélanger, tout ça ».
Il y a également des personnes blanches qui sont contre la non mixité mais tout en n’ayant pas conscience de leur propre non mixité. C’est-à-dire que ce que j’essaie aussi beaucoup de montrer dans le film, c’est qu’à partir du moment où t’appartiens à la norme ça te dérange pas de te retrouver à une soirée où y’a que des Blanc.he.s. Et là tu vas pas te dire que tu fais de la non mixité, tu vas te dire que tu te fais une soirée, tu vois. Et pour moi ça c’est quelque chose qui est très prégnant. Où même la non mixité des riches. Ce que je dis souvent aussi en France t’as plein de clubs exclusifs qui sont fermés aux femmes. Tu vois le jockey club, y’a plein de clubs pour hommes blancs riches où personne d’autre peut entrer, et ça choque personne.
les ghettos de riches, qui pourtant en plus sont volontaires, c’est que des gens qui se retrouvent entre elles et eux pour ne pas être mélangé.es aux pauvres, ça c’est pas questionné. Les ghettos de pauvres qui eux ne sont pas volontaires, c’est des endroits où on les a parqués et on t’as mis dans des banlieues moches au nord de Paris et tout, là par contre on va dire des gens qu’ils font du communautarisme. Celles et ceux qui ont le pouvoir de maîtriser le discours et qui ont le pouvoir de tenir les pauvres à distance, ont aussi le pouvoir après de se faire croire que c’est les pauvres qui ne veulent pas se mélanger. Mais en fait c’est pas vrai, c’est les riches qui paient les amendes pour pas construire les logements sociaux [4]. C’est vraiment les choses aussi qu’on doit arriver à mettre en lumière. C’est pour ça qu’on doit construire des discours contre-hégémoniques, et mettre les puissants face à leurs contradictions et face à leur mauvaise foi.
L. : En tant qu’afro-féministe, comment tu te situes dans les luttes de classes ?
A. G. : Je me situe en disant d’où je viens et puis quelle est ma position actuelle, que je saurais pas vraiment nommer. Moi je suis effectivement en couple avec un homme blanc bourgeois. Je mène une vie bourgeoise, en ayant pas le capital de bourgeoise, c’est ça qui se passe. Je suis plutôt du côté transfuge de classe : d’avoir un capital culturel, d’avoir un capital social aussi de sociabilité tout ça, qui serait plutôt maintenant proche de la bourgeoisie, ou en tout cas de la classe moyenne supérieure, après par contre j’ai pas le capital économique par exemple. Et en plus je suis une femme noire, et en plus je suis queer. Ce qui est important c’est de le dire, d’arriver aussi à situer où t’es et aussi à dire que ça évolue, et de voir quand ça évolue.
A chaque fois qu’on me pose la question, quand je montre le filme - là c’est pas arrivé à Lausanne d’ailleurs mais - en France, systématiquement il y a des personnes qui me posent la question, et même parfois des personnes racisées, même parfois des personnes noires, qui me disent « ouais mais ces filles, quand même, elles sont pas très représentatives parce que, je veux dire, la façon dont elles parlent, ça se voit que c’est des filles de classe moyenne-supérieure ». Mais ça c’est classiste et raciste. Ça veut dire qu’on part du principe que les femmes noires ne savent pas parler. Ça vient d’où en fait ? Ça vient de la représentation générale qu’il y a des femmes noires à la télé, parce qu’on va te montrer des filles adolescentes de cité à qui on va dire en plus de parler en faisant « wesh wesh machin », c’est pas forcément comme ça qu’elles s’expriment. Donc, déjà tu pars du principe que les femmes noires ne savent pas s’exprimer à l’oral. D’où ça vient ce truc-là ? En fait c’est raciste. Mais en plus, tu pars du principe que si une femme noire savait s’exprimer à l’oral, c’est que c’est une bourgeoise ! Donc en plus c’est classiste, ça veut dire quoi ? Que les pauvres sont pas capables de comprendre ce qui leur arrive ? Qu’elles sont pas capables d’avoir un regard critique sur leur expérience ? Donc du coup pour moi c’est hyper problématique, c’est qu’il y a vraiment tout le temps ce truc de pour te disqualifier on va en fait t’appliquer des catégories qui sont racistes et classistes, et aussi sexistes éventuellement. On peut toujours soi-même reproduire des mécanismes de domination. Il y en a qui ont quand même de l’argent et qui peuvent dépasser d’une certaine façon les discriminations raciales, de genre et tout, parce qu’elles ont un capital économique qui leur permet de passer au dessus de ça, ont un capital culturel, comme moi aussi, qui va me permettre de quand même pouvoir contourner certaines discriminations.
L. : Et puis toujours dans ces histoires de lutte des classes, la France a été secouée pendant le printemps dernier, notamment à cause de la loi travail et des mobilisations contre cette loi. Sais-tu si des groupes afro, et plus précisément des groupes afro-féministes, avaient été inclus dans les luttes, ou si elles ont dû prendre elles de la place pour entrer dans ces luttes ?
A. G. : Je pense que ce qu’il s’est passé avec le mouvement « Nuit debout », c’est surtout, que les personnes racisées n’ont pas voulu y aller. Ce n’est pas qu’on ne leur a pas fait de place, c’est qu’elles n’ont pas voulu y aller. Il y a eu un article qui disait « vous étiez où en 2005 ? [5] ». Enfin, toute cette thématique de « vous vous inquiétez, justement, de la dégradation du marché du travail quand ça touche les blancs en fait ». Nous, on a pas attendu la loi travail pour être exploitées, pour avoir des contrats précaires... Qui est-ce qui fait le ménage à la fête du l’Huma’ [6] ? Est-ce que les groupes militants d’extrême gauche blancs viennent pour soutenir la grève des femmes de ménage à la Bibliothèque Nationale à Paris ? - Ben nan, il y n’avait que les meufs afro-féministes qui étaient là.
Il y a plein de gens qui ont écrit là-dessus sur « vous étiez pas la quand il y a eu les émeutes dans les banlieues parce que c’était pas votre mode de lutte et puis vous considériez vous aussi, au final que c’était des sauvageons qui étaient là à bruler des voitures ! Vous, vous êtes pas dit 30 secondes : que c’est des gens qui sont à bout, qui n’ont pas de travail, qui n’ont pas de perspectives et qui en plus se font harceler par la police et leur dernier ressort c’est la violence.
Il y a vraiment cette question là aussi, ne serait-ce que ça aussi... le type de militance : là je vais aller montrer le film sur la ZAD à notre Dame-des-Landes, là, illes occupent un espace pour lutter contre un aéroport et puis moi je suis très contente : on va parler de plein de trucs y compris du fait que moi je disais : « t’imagines, si on se pointe à 300 Noir.e.s et Arabes pour occuper un terrain pour qu’il n’y ait pas d’aéroport mais on finit tous en prison ! Tu vois, donc en fait, il n’y a pas de ZAD par des racisé.e.s, parce en fait on peut pas.
Pis quand y en a un [7] qui se fait tuer par la police, on en entend parler pendant 10’000 ans... C’est triste, mais franchement il aura fallu qu’un des leurs se fasse tuer par la police pour qu’enfin, ils s’intéressent au fait qu’il y a de la violence policière, ça pose des questions quand même... Bon ça y est, ils commencent à venir pour Adama Traoré [8]... mais ça fait 30 ans que les Noir.e.s et les Arabes se font tuer par la police.
L. : Ma prochaine question c’était à propos Adama Traoré et t’en parles comme ça, t’en parles spontanément avec la violence policière.
En fait, en Suisse romande aussi dernièrement on a vécu ça avec Hervé Mandundu [9] qui est mort dans des conditions comparables à Adama Traoré, donc par la police, violence policière, qui s’est fait tirer dessus trois balles dans le corps je précise qu’Hervé, comme Adama sont noirs – et si je ne me trompe pas, de classe modeste. Comment perçois-tu ces violences policières, dans une approche de classe et de race ?
A. G. : Les violences policières sont racisées, c’est des violences de race et de classe, c’est clair ! Ça fait des années qu’il y a du profilage racial. Je n’aime pas l’expression contrôle au faciès parce que comme je dis souvent, on contrôle pas les « faces » de tout le monde, c’est pas une question de face, c’est une question de race... On contrôle les Noir.e.s et les Arabes et on contrôle principalement les Noir.e.s et les Arabes dans les banlieues ou à Châtelet-les-Halles [10] aussi à Paris y a ce truc. Tu mets certaines populations dans un espace géographique donné ; c’est plus facile de les contrôler. Donc du coup, c’est clair, c’est les contrôles en bas des cités, voilà. Et puis après en fonction d’une atmosphère générale plus tendue, le nombre de morts augmente...
Une des raisons pour lesquelles des pays comme la France, la Suisse la Belgique vont toujours montrer les Etats-Unis comme le gros méchant épouvantail de la violence policière et de la violence contre les Noir.e.s ou les personnes racisées en général, mais au moins aux Etats-Unis on en parle ! Parce qu’ils ont ce problème d’armes à feu omniprésentes mais au moins les Noir.e.s se font tuer dans la rue. En France on a la délicatesse de les assassiner dans un fourgon ou dans une cellule et de falsifier les autopsies, donc du coup, va prouver qu’il y a de la violence policière tu vois... Encore une fois, c’est les rapports de pouvoir, c’est celui qui a la maitrise du discours, qui a la maitrise pour qu’il y ait ces fameux récépissés d’identités qu’on puisse prouver que oui, il y a du contrôle, du profilage racial et tout ça.
A. : On aimerait avoir ton point de vue sur l’appropriation culturelle étant donné que c’est un sujet nouveau dans certains milieux romands, plus précisément artistique, et non pas sans long débat, parfois très très choquant. As-tu une expérience à partager ?
A. G. : Ben disons que si c’était une des premières fois où ces questions là arrivent dans l’espace publique suisse, ben forcément, ca va être comme ça pendant un moment... c’est des rapports de pouvoirs en fait.
Les premiers temps - je prendrais l’exemple de Exhibit B qui était aussi sur le terrain de l’art - ce qui se passe, c’est que déjà, de parler de paternalisme de gauche vis-à-vis des mouvements militants c’est compliqué... Mais dans les mouvements artistiques, alors là, s’il y a bien des personnes qui se pensent au dessus de tous les rapports de pouvoirs parce qu’ils sont des artistes et des citoyens du monde c’est bien les milieux artistiques. Nous, quand il y a eu l’affaire Exhibit B en France sur ce metteur en scène sud-africain qui a fait sa création avec que des Noir.e.s dans des situations hyper misérabilistes tout ça. Quand on a commencé à produire des articles sur le blackface, que c’est du racisme, historiquement c’est un procédé raciste... Il y a eu du blackface en France, c’est pas juste américain ; les premiers temps, le backlash a été terrible. On s’est fait traiter dans des journaux, y compris de gauche français de « concierges de la pensée », on a été traitée « d’extrémistes racialistes ». Pendant au moins le premier mois et demi des mobilisations autour de Exhibit B, mais peut être même pendant 2-3 mois on s’est fait mais trasher dans les médias publics... c’était vraiment « on connaissait pas l’art, on comprenait rien à l’art, on est des extrêmistes racialistes, on était « obsédé.e.s par la race... ».
J’ai commencé à écrire dans Slate à ce moment-là en fait, des articles sur « oui un spectacle qui se veut anti-raciste peut être raciste » et « La déconstruction du racisme commence par la déconstruction du privilège blanc ». Ce genre de dérapage raciste n’arrive pas s’il y a assez de racisé.e.s dans l’équipe. Ce qu’on demande c’est de revoir la structure de pouvoir, de revoir la représentation. D’aussi justement s’interroger sur le blackface, c’est quoi la représentation des Noir.e.s ? C’est quoi la représentation des ces grosses têtes et de ces grosses bouches ? Ça a une histoire, ça vient de quelque part.
C’est très bien si les gens s’énervent, c’est que vous avez tapé au bon endroit. Après, la question c’est qu’il faut continuer à taper assez longtemps jusqu’à ce qu’on ait une vraie conversation... Mais ça arrive hein et c’est juste qu’il faut faire assez et qu’il faut produire du contenu. Moi je suis vraiment pour ca. Après 4-5 mois « Exhibit B » on a fini par gagner. Alors on a pas eu la déprogrammation mais à un moment donné, le vent a fini par tourner.
ici l’entretien complet en brochure :