Le texte proposé aujourd’hui est signé par Emma Goldman, et provient de son autobiographie, Vivre ma vie, rédigée à la fin des années 20. Militante anarchiste et féministe principalement connue pour son activité aux États-Unis, Emma Goldman (1869-1940) en avait été expulsée en 1919 par le gouvernement américain vers la Russie, son pays d’origine. D’abord enthousiasmée par la révolution et déterminée à participer à la construction d’une société nouvelle, elle déchante progressivement devant la réalité du régime autoritaire mis en place par les bolcheviques. Dans l’extrait présenté ici, elle relate la période précédent immédiatement le soulèvement et décrit la situation sociale et politique à Petrograd, ancienne capitale de la Russie sous le nom de Saint-Pétersbourg (et bientôt renommée Leningrad), sous le joug du régime imposé par le parti communiste.
Pendant mes premiers temps en Russie, la question des grèves m’avait beaucoup intriguée. On m’avait raconté que la moindre tentative de ce type était écrasée et les participants jetés en prison. Je ne l’avais pas cru et, comme toujours dans ce genre de situation, je m’étais adressée à Zorine pour plus d’informations."Les grèves sous la dictature du prolétariat ! s’était-il exclamé. Ça n’existe pas." Il m’avait même réprimandée pour avoir accordé du crédit à des histoires aussi démentes et impossibles. Contre qui, en effet, les ouvriers se mettraient-ils en grève en Russie soviétique, avait-il demandé. Contre eux-mêmes ? Ils étaient les maîtres du pays, politiquement autant qu’industriellement. À vrai dire, certains travailleurs n’avaient pas une pleine conscience de classe et de leurs propres intérêts. Ils étaient parfois mécontents, mais il s’agissait d’éléments incités par les chkourniky, les opportunistes et les ennemis de la révolution. C’étaient des escrocs et des parasites qui trompaient à dessein les gens ignorants. C’étaient les pires sabotajniki, qui ne valaient pas mieux que les contre-révolutionnaires à tout crin et, bien sûr, les autorités soviétiques devaient protéger le pays contre cette engeance. La plupart se trouvaient en prison.
Depuis lors, j’avais appris de mes propres observations et de mon expérience que les vrais sabotajniki, contre-révolutionnaires et bandits incarcérés dans les institutions pénales soviétiques, constituaient une minorité négligeable. Le gros de la population des prisons se composait d’incroyants coupables du péché cardinal contre l’Église communiste. Car aucun délit n’était jugé aussi abominable que celui de nourrir des opinions politiques en opposition avec le parti et d’élever la moindre protestation contre les maux et les crimes du bolchevisme. Je découvris que le plus grand nombre étaient de loin des prisonniers politiques, ainsi que des paysans et des ouvriers coupables d’avoir réclamé un meilleur traitement et de meilleures conditions de vie. Ces informations, quoique soigneusement cachées au public, étaient néanmoins connues de tous, comme d’ailleurs en général ce qui se passait en secret sous la surface soviétique. Comment elles transpiraient, c’était un mystère, mais le fait était qu’elles filtraient et se répandaient avec la rapidité et l’intensité d’un incendie de forêt.
Moins de vingt-quatre heures après notre retour à Petrograd, nous apprîmes que la ville bouillonnait de mécontentement et que la grève était dans toutes les bouches. La cause en était la souffrance accrue due à l’hiver particulièrement rigoureux et, en partie, à l’habituelle myopie soviétique. De fortes tempêtes de neige avaient retardé l’approvisionnement déjà très insuffisant de la ville en nourriture et en combustible. De plus, le Petrosoviet avait commis l’erreur stupide de fermer plusieurs usines et de réduire de près de la moitié les rations de leurs employés. En même temps, alors que le reste des travailleurs étaient chaussés et vêtus misérablement, l’information avait circulé que les membres du parti dans les ateliers avaient reçu une nouvelle livraison de chaussures et de vêtements. Pour couronner le tout, les autorités avaient opposé leur veto à la réunion convoquée par les ouvriers pour discuter des moyens d’améliorer la situation.
La situation était très grave, de l’avis qui prédominait parmi les éléments non communistes de Petrograd. L’atmosphère était chargée au point d’exploser. Nous décidâmes évidemment de rester en ville. Non pas que nous espérions empêcher les troubles imminents, mais nous voulions être disponibles au cas où nous pourrions aider la population.
Personne ne s’était attendu à ce que l’orage éclatât si vite. Il commença par la grève des ouvriers des filatures Troubotchny. Leurs revendications étaient pourtant assez modérées : une augmentation des rations alimentaires comme ils en avaient reçu la promesse depuis longtemps, ainsi que la distribution des chaussures déjà livrées sur place. Le Petrosoviet refusa d’entrer en pourparlers avec les grévistes tant qu’ils n’auraient pas repris le travail. Des compagnies de koursanty armés, composées de jeunes communistes en cours d’instruction militaire, furent envoyées pour disperser les ouvriers rassemblés autour des filatures. Les élèves officiers cherchèrent à provoquer la foule en tirant en l’air, mais heureusement les ouvriers étaient venus sans armes, et il n’y eut pas d’effusion de sang. Les grévistes recoururent à une arme beaucoup plus puissante, la solidarité de leurs camarades travailleurs, avec pour résultat que les employés de cinq autres usines posèrent leurs outils et se joignirent au mouvement de grève. Comme un seul homme, ils déferlèrent depuis le port Galernaïa, les arsenaux de l’Amirauté et les usines Patronny, Baltique et Laferme. Leur manifestation fut rapidement dispersée par les soldats. D’après tous les récits, je compris que le traitement des grévistes n’avait en aucune façon été fraternel. Même une ardente communiste comme Liza Zorine fut choquée au point de s’insurger contre les méthodes employées. Liza et moi, nous nous étions éloignées l’une de l’autre depuis longtemps, et je fus donc très surprise qu’elle éprouve le besoin de soulager auprès de moi le fardeau qui oppressait son coeur. Elle n’aurait jamais cru les hommes de l’Armée rouge capables de malmener des travailleurs, protesta-t-elle. En voyant cette scène, quelques femmes s’étaient évanouies ; d’autres étaient devenues hystériques. Une femme qui se trouvait près d’elle l’avait apparemment reconnue comme un membre actif du parti et l’avait sans doute tenue responsable de cette brutalité. Comme une furie, cette femme s’en était prise à elle et l’avait frappée en plein visage, la faisant saigner abondamment. Bien qu’ébranlée par le coup, la pauvre Liza, qui m’avait toujours taquinée pour ma sentimentalité, avait dit à son assaillante que cela n’avait aucune importance. "Pour rassurer la femme affolée, je l’ai suppliée de me laisser la raccompagner chez elle, raconta Liza. Son logis était un trou effrayant dont je croyais qu’il n’en existait plus dans notre pays. Une seule pièce sombre, froide et nue qu’occupaient la femme, son mari et leurs six enfants. Quand je pense que je vis à l’Astoria depuis tout ce temps ! » gémit-elle. Elle savait que ce n’était pas la faute de son parti si des conditions aussi épouvantables existaient encore en Russie soviétique, continua-t-elle. Ce n’était pas non plus l’obstination communiste qui était responsable de la grève. Le blocus et la conspiration impérialiste mondiale contre la République des travailleurs étaient les coupables de la misère et des souffrances. Mais, tout de même, elle ne pouvait plus rester dans son logement confortable. La chambre de cette femme désespérée et la vue de ses enfants frigorifiés la hanteraient du matin au soir. Pauvre Liza ! Loyale et dévouée, elle avait un caractère en or, mais elle était tellement aveugle politiquement !
En réaction à l’arbitraire et à la brutalité des autorités, les ouvriers ne se contentaient plus simplement de demander du pain et du combustible, mais formulaient des revendications politiques résolues. Un manifeste collé sur les murs, nul ne savait par qui, appelait au "changement complet de la politique du gouvernement". Il déclarait : "Les ouvriers et les paysans ont besoin avant tout de liberté. Ils ne veulent pas vivre en suivant les décrets des bolcheviks ; ils veulent contrôler leurs propres destinées. » Chaque jour, la situation devint plus tendue et de nouvelles revendications s’exprimèrent sous forme de proclamations collées sur les murs. On vit enfin apparaître un appel à la Outchredilka, l’Assemblée constituante tant détestée et dénoncée par le parti dirigeant.
La loi martiale fut proclamée et, sous peine d’être privés de leurs rations, les ouvriers sommés de regagner leurs ateliers. Cette mesure restant sans effet, de nombreux syndicats furent dissous, et leurs responsables ainsi que les grévistes les plus récalcitrants jetés en prison.
Misérables et impuissants, nous vîmes des groupes d’hommes, entourés par des tchékistes et des soldats armés, passer sous nos fenêtres. Dans l’espoir d’obliger les dirigeants soviétiques à se rendre compte de la folie et du danger de leurs tactiques, Sasha [Alexandre Berkman] tenta de joindre Zinoviev tandis que je me mis en quête de Mme Ravitch, de Zorine et de Tsipérovitch, chef du soviet des syndicats de Petrograd. Mais tous se défilèrent sous prétexte qu’ils étaient trop occupés à défendre la ville contre les complots contre-révolutionnaires fomentés par les mencheviks et les socialistes-révolutionnaires. La formule était éculée à force d’être répétée depuis trois ans, mais elle servait encore à aveugler la base communiste.
La grève continuait à s’étendre malgré toutes les mesures extrêmes adoptées. Les arrestations se succédèrent, mais la stupidité même avec laquelle les autorités faisaient face à la situation ne servait qu’à encourager les éléments douteux. Des proclamations antirévolutionnaires et antijuives commencèrent à apparaître, et les folles rumeurs sur la répression militaire et la brutalité de la Tcheka contre les grévistes remplirent la ville.
Les ouvriers étaient déterminés, mais il était évident que la faim les obligerait bientôt à se soumettre. Il n’y avait aucun moyen pour le public d’aider les grévistes même si les gens avaient quelque chose à donner. Des troupes massées coupaient toutes les voies d’accès aux zones industrielles de la ville. De plus, la population elle-même vivait dans une misère noire. Le peu de nourriture et de vêtements que nous réussissions à rassembler n’était qu’une goutte d’eau dans l’océan. Nous comprîmes tous qu’entre la dictature et les ouvriers, les chances étaient trop inégales pour permettre à ces derniers de tenir beaucoup plus longtemps.
Dans cette situation tendue et désespérée, un nouveau facteur intervint qui permettait d’espérer un règlement. Ce furent les marins de Cronstadt. Fidèles à leurs traditions révolutionnaires et à leur solidarité avec les ouvriers, démontrées avec tant de loyauté lors de la révolution de 1905 et pendant les soulèvements de mars et d’octobre 1917, ils prirent de nouveau fait et cause pour les prolétaires tourmentés de Petrograd. Discrètement et sans qu’on le sache à l’extérieur, ils avaient envoyé un comité pour examiner les revendications des grévistes. Son rapport avait poussé les marins des navires de guerre Petropavlovsk et Sebastopol à adopter une résolution en faveur des demandes de leurs frères ouvriers en grève. Ils se déclaraient fidèles à la révolution et aux soviets, et loyaux envers le parti communiste. Ils protestaient toutefois contre l’attitude arbitraire de certains commissaires et insistaient sur le besoin d’une plus grande autodétermination des instances organisées des ouvriers. Ils réclamaient en outre la liberté de réunion pour les syndicats de travailleurs et les organisations paysannes, et la libération de tous les prisonniers politiques des prisons et des camps de concentration soviétiques.
Emma Goldman
Source : Emma Goldman, Vivre ma vie. Une anarchiste au temps des révolutions, Paris, L’Échappée, 2018 [1931], traduit par Laure Batier et Jacqueline Reuss, pp. 955-959.