Histoire - Mémoire Anarchisme Thème du mois CIRA

« Pourquoi nous combattons »

Ce mois-ci Renversé revient sur la révolte de Kronstadt, avec une série de textes historiques proposés et introduits par le CIRA.

Les revendications des révoltés de Kronstadt ont été bien souvent été recouvertes par les calomnies et la désinformation massivement diffusées par la direction du parti communiste, qui contrôlait alors tous les médias officiels, les autres étant interdits. Dès les premiers jours de l’insurrection, Kronstadt a pourtant publié un journal, les Izvestia [Nouvelles] du Comité révolutionnaire provisoire des matelots, soldats rouges et ouvriers de la ville de Kronstadt.
Nous vous proposons aujourd’hui deux textes issus de cette publication des insurgés eux-mêmes. Le premier est constitué par la résolution rédigée par les marins du navire Petropavlosk et adoptée le 1er mars 1921 par une assemblée de plus dix mille soldats, ouvriers et marins, qui constitue en quelque sorte le manifeste du soulèvement de Kronstadt. Le second, publié dans les Izvestia du 8 mars et titré « Pourquoi nous combattons », proclame la nécessité d’une « troisième révolution » qui renversera la dictature bolchevique, après la chute du tsarisme en février 1917 et celle du parlementarisme bourgeois en octobre.

Résolution de l’Assemblée générale des équipages des 1re et 2e escadres des navires de ligne tenue le 1er mars 1921.

Après avoir entendu le rapport des délégués envoyés à Petrograd par l’assemblée des équipages pour s’informer de la situation dans l’ancienne capitale, les matelots ont décidé de :

1. Procéder sans tarder à la réélection des soviets au scrutin secret, attendu que les soviets actuels ne reflètent pas la volonté des ouvriers et des paysans ; à cette fin, mener une campagne électorale qui assurera aux ouvriers et aux paysans une totale liberté de propagande.

2. Établir la liberté de parole et de presse pour les ouvriers et les paysans, les anarchistes et les partis socialistes de gauche.

3. Garantir la liberté de réunion aux unions professionnelles et paysannes.

4. Réunir au plus tard le 10 mars 1921 une conférence sans-parti des ouvriers, soldats rouges et marins de Kronstadt, de Petrograd et de son gouvernement.

5. Remettre en liberté tous les prisonniers politiques socialistes ainsi que tous les ouvriers, paysans, soldats rouges et marins, emprisonnés à la suite de leur agitation.

6. Élire une commission chargée d’examiner les dossiers des détenus des prisons et camps de concentration.

7. Abolir tous les "Départements Politiques" [cellules communistes de surveillance et de propagande], car nul parti ne doit jouir de privilèges pour la propagation de ses idées ni obtenir de l’État des ressources dans ce but. Instituer à leur place des commissions de Culture et d’Enseignement élues dans chaque localité et subventionnées par l’État.

8. Supprimer immédiatement tous les détachements de barrages [détachements militaires encadrés ou entièrement composés par les tchékistes, et chargés de barrer les routes et les accès des villes pour contrôler la circulation des individus].

9. Distribuer une ration alimentaire égale à tous les travailleurs à l’exception de ceux exerçant des métiers pénibles.

10. Abolir les détachements communistes de choc dans toutes les unités de l’armée ainsi que les diverses gardes communistes des usines et des ateliers. S’il est indispensable d’établir ces gardes ou détachements, les désigner parmi les compagnies dans l’armée ou parmi les ouvriers dans les usines.

11. Donner aux paysans pleine liberté d’action sur leur terre, comme ils le réclament, ainsi que le droit de posséder du bétail, qu’ils devront entretenir et diriger par eux-mêmes sans employer de salariés.

12. Appeler toutes les unités de l’armée ainsi que les camarades élèves-officiers à s’associer à notre résolution.

13. Exiger que toutes nos résolutions soient largement publiées par la presse.

14. Désigner une commission itinérante de contrôle.

15. Autoriser la production artisanale libre n’employant pas de salariés.

***

Pourquoi nous combattons

En faisant la Révolution d’Octobre, la classe ouvrière espérait atteindre son émancipation. Mais le résultat en a été un asservissement complet de l’individu.
Le pouvoir de la monarchie policière est passé aux mains des usurpateurs communistes, lesquels, en fait de liberté, ont inspiré aux travailleurs la terreur perpétuelle de tomber dans les chambres de torture de la Tchéka, qui surpasse mille fois en horreur la police du régime tsariste.

Les baïonnettes, les balles et les insultes grossières des opritchniki [sorte d’escadrons de la mort tsaristes au XVIe siècle] de la Tchéka, voilà ce que les travailleurs de la Russie Soviétique ont obtenu après un nombre incalculable de luttes et de souffrances. Aux glorieux emblèmes du pouvoir des travailleurs – la faucille et le marteau –, le pouvoir communiste a substitué dans les faits la baïonnette et le barreau de prison, grâce auxquels sera assurée à la nouvelle bureaucratie des commissaires et des fonctionnaires communistes une vie tranquille et heureuse.

Mais, le plus abominable et le plus criminel est la servitude morale que les communistes ont engendrée : ils ont fait main basse sur le monde intérieur des travailleurs, les contraignant à ne penser que selon leur doctrine.

À l’aide des syndicats d’État, ils ont lié les ouvriers à leur machine, ayant fait du travail, non un plaisir, mais un nouvel esclavage. Aux protestations des paysans qui s’exprimèrent par des soulèvements spontanés, et à celles des ouvriers obligés à la grève par les conditions mêmes de leur vie, ils répondent par des fusillades massives et par une soif de sang qui surpasse celle des généraux tsaristes.

La Russie laborieuse, qui fut la première à brandir le drapeau rouge de la libération du travail, est entièrement recouverte du sang de ceux qui ont été torturés pour la glorification de l’État Communiste. Dans cette mer de sang, les communistes noient tous les grands et radieux engagements et tous les mots d’ordre de la révolution du travail.

Il est apparu de plus en plus clairement, et il est maintenant manifeste, que le P.C.R. n’est pas le défenseur des travailleurs ainsi qu’il se présente ; parvenu au pouvoir, il ne craint que de le perdre ; aussi se permet-il tous les moyens, calomnie, tromperie, assassinat, vengeance, envers les familles des insurgés.

Mais le martyre des travailleurs touche à sa fin.

Ici et là, le pays en lutte contre l’oppression et la violence s’est illuminé de l’incendie des rébellions. Des grèves ouvrières ont éclaté ; mais les agents de l’Okhrana [police politique de l’État tsariste] bolchévique, eux non plus, ne dormaient pas, et ils ont pris toutes mesures pour prévenir et étouffer l’inévitable Troisième Révolution.

Elle est pourtant arrivée, et c’est par les mains des travailleurs qu’elle s’accomplit. Pour les généraux communistes, il est clair que c’est le peuple qui s’est levé, convaincu qu’ils ont, eux, trahi les idéaux du communisme. Tremblant pour leur peau, sachant bien qu’ils ne se soustrairont pas à la colère des travailleurs, ils n’en essaient pas moins, aidés par leur opritchniki, d’intimider les insurgés par des emprisonnements, des fusillades et autres monstruosités. Mais, sous le joug de la dictature des communistes, la vie même est devenue plus effrayante que la mort.
Le peuple laborieux insurgé a compris que, dans la lutte qu’il a engagée contre les communistes et contre le droit féodal renouvelé que ceux-ci ont restauré, il ne peut exister de moyen terme. Il faut aller jusqu’au bout. Ils feignent d’accorder des concessions : dans le gouvernement de Petrograd, ils lèvent dix millions de roubles-or pour acheter à l’étranger des produits alimentaires. Mais il ne faut pas se leurrer : derrière cet appât se cache la poigne de fer du maître, du dictateur qui songe à faire payer, le calme revenu, ces concessions au centuple.

Non, il ne peut y avoir de moyen terme. Il faut vaincre ou mourir !

C’est l’exemple que donne Kronstadt la Rouge, terreur des contre-révolutionnaires, de droite ou de gauche.

Ici, s’est produit ce nouvel et grand élan révolutionnaire. Ici a été hissé le drapeau du soulèvement qui doit libérer le peuple de la violence et de l’oppression exercées depuis trois années par la dictature communiste, qui a éclipsé en si peu de temps un joug imposé par la monarchie depuis trois siècles.

Ici, à Kronstadt, a été posée la première pierre de la troisième révolution, qui brise les derniers fers entravant les masses laborieuses, et ouvre le chemin large et neuf qui mène à la réalisation du socialisme.

Cette nouvelle révolution secouera les masses travailleuses de l’Est et de l’Ouest, offrant l’exemple d’une nouvelle édification socialiste, opposée à cette "réalisation" communiste d’État, et donnant aux masses travailleuses de l’étranger l’intime conviction que tout ce qui s’est fait chez nous jusqu’alors au nom de la volonté des ouvriers n’était pas le socialisme.

C’est sans tirer un seul coup de feu, sans verser une seule goutte de sang que nous avons fait le premier pas. Le sang n’est pas nécessaire aux travailleurs. Ils ne le font couler qu’en cas de légitime défense. Nous avons assez de maîtrise, malgré tous les actes révoltants qu’ont perpétrés les communistes, pour nous borner à les isoler simplement de la vie sociale, afin qu’ils n’entravent pas le travail révolutionnaire par une agitation mensongère et venimeuse.

Les ouvriers et les paysans vont de l’avant, irrésistiblement, abandonnant derrière eux, et les institutions, et le système bourgeois, et la dictature du parti communiste, sa Tchéka et son capitalisme d’État, qui serraient comme une grande volte le cou des travailleurs et menaçaient définitivement de les étrangler.

Le changement présent donne aux travailleurs la possibilité d’avoir enfin ses Soviets librement élus, fonctionnant sans aucune pression violente du parti, de réorganiser les syndicats d’État en associations libres d’ouvriers, de paysans et de travailleurs intellectuels. Le bâton policier de l’autocratie communiste est enfin brisé.

Izvestia du Comité révolutionnaire provisoire des matelots, soldats rouges et ouvriers de la ville de Kronstadt

Source : Collectif, Journal de la Commune de Kronstadt, par le Comité révolutionnaire provisoire, 3-16 mars 1921, Cœuvres, Ressouvenances, 2019, pp. 14-15 et 51-53.

P.S.

Pour retrouver tous les articles du mois sur la révolte de Kronstadt

1. « Kronstadt libérée parle aux ouvrières du monde » par les insurgés de Kronstadt
2. « Les premiers dissentiments » par Voline
3. « L’atmosphère était chargée au point d’exploser » par Emma Goldman
4. « Pourquoi nous combattons » par les insurgés de Kronstadt
5. « Une tentative de révolution soviétique libertaire » par Marie Isidine
6. « Tout le pouvoir aux soviets ! » par Oskar Anweiler
7. « À l’école du capitalisme d’État » par Boris Souvarine
8. « L’émeute fut liquidée » par le Comité central du PCUS
9. « Beaucoup de bruit à propos de Kronstadt » par Léon Trotsky, et « Retour sur Kronstadt » par Dwight Macdonald
10. « Kronstadt a été superbe » par Alexandre Berkman

Texte introductif

Il y a cent ans, les marins, ouvriers et soldats de Kronstadt se soulevaient contre la dictature du Parti Communiste et réclamaient « tout le pouvoirs aux soviets, et non aux partis ». Le CIRA profite de cet anniversaire pour vous proposer de (re)découvrir une série de documents sur le sujet, principalement des écrits de témoins et de militant·es de l’époque, éclairant différents aspects de ce moment révolutionnaire longtemps occulté par tous les pouvoirs.

La plupart des livres dont sont extraits les textes qui seront publiés ici – et bien d’autres ! – sont consultables à la bibliothèque du CIRA de Lausanne, ouverte du mardi au vendredi de 16h à 19h. Signalons également un site récemment mis en ligne, http://revolutions-1917.info/, qui présente un grand nombre de textes autour de Kronstadt.

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