Les deux textes proposés aujourd’hui visent à rendre compte de la polémique surgie à la fin des années 1930 quant au rôle joué par Trotsky dans la répression du soulèvement de Kronstadt, alors qu’il était chef de l’armée rouge. Ils sont à situer dans un contexte particulier, celui des « Procès de Moscou » : tenus de 1936 à 1938 et montés de toutes pièces sur la base de témoignages extorqués par la torture, ces procès visaient à « purger » le Parti communiste des (anciens) opposants politiques à Staline. L’invraisemblance des accusations proférées lors de ces procès à grand spectacle suscite la perplexité à l’international, et aux États-Unis se met alors en place la « commission Dewey » – du nom du philosophe libéral qui la préside – dans le but d’enquêter sur la réalité des accusations portées contre Trotsky, alors réfugié au Mexique et dénoncé par l’URSS comme « un terroriste à la solde des nazis ». C’est dans le cadre de cette enquête que Trotsky sera amené à justifier son rôle dans la répression de Kronstadt. Sa position suscitera les répliques de nombreuses personnalités telles qu’Emma Goldman, Ida Mett, Victor Serge ou encore Ante Ciliga, à propos de la réponse duquel il a pu être écrit plus récemment : « Les faits nous démontrent que les staliniens sont des léninistes qui ont réussi. Ciliga nous aide à comprendre que les trotskystes ne sont que des staliniens qui ont tout raté. »
Nous proposons ici une version abrégée d’un texte publié à l’époque par Trotsky lui-même et intitulé « Beaucoup de bruit à propos de Kronstadt » (l’entier du document peut être consulté là), ainsi qu’une réponse à ce texte publiée peu après par Dwight Macdonald, intellectuel et journaliste américain passé par le trotskysme pour évoluer ensuite vers des positions pacifistes et anarchistes.
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Beaucoup de bruit à propos de Kronstadt
Léon Trotsky (1938)
Un "front populaire" d’accusateurs
La campagne autour de Cronstadt est menée dans certains milieux avec une énergie qui ne se relâche pas. On pourrait croire que la révolte de Cronstadt ne s’est pas produite il y a dix-sept ans, mais hier seulement. Anarchistes, mencheviks russes, sociaux-démocrates de gauche du bureau de Londres, confusionnistes individuels, le journal de Milioukov [ancien dirigeant du parti constitutionnel-démocrate émigré en France, Pavel N. Milioukov y publiait un journal dans lequel il attaquait Trotski à propos de Cronstadt] et, à l’occasion, la grande presse capitaliste participent à cette campagne avec un zèle égal et les mêmes cris de ralliement. En son genre, c’est une sorte de "Front populaire" !
Hier seulement, j’ai trouvé par hasard dans un hebdomadaire mexicain de tendance à la fois catholique réactionnaire et "démocratique", les lignes suivantes : "Trotsky ordonna l’exécution de 1500 (?) marins de Cronstadt, ces purs d’entre les purs. Sa politique quand il était au pouvoir ne différait en rien de la politique actuelle de Staline." Comme on le sait, c’est la même conclusion qu’ont tirée les anarchistes de gauche. Lorsque, pour la première fois, je répondis brièvement dans la presse aux questions de Wendelin Thomas, membre de la commission d’enquête de New York, le journal des mencheviks russes vola au secours des mutins de Cronstadt et de... Wendelin Thomas. Le journal de Milioukov intervint dans le même sens. Les anarchistes m’attaquèrent encore plus fort. Toutes ces autorités proclamaient que ma réponse à Thomas était sans valeur. Cette unanimité est d’autant plus remarquable que les anarchistes défendent dans le symbole de Cronstadt l’authentique communisme anti-étatique ; à l’époque de l’insurrection de Cronstadt, les mencheviks étaient des partisans déclarés de la restauration du capitalisme, et, aujourd’hui encore, Milioukov est pour le capitalisme.
Comment l’insurrection de Cronstadt peut-elle être à la fois si chère au cœur des anarchistes, des mencheviks et des contre-révolutionnaires libéraux ? La réponse est simple : tous ces groupes ont intérêt à discréditer l’unique courant révolutionnaire qui n’ait jamais renié son drapeau, qui ne se soit jamais compromis avec l’ennemi, et qui soit le seul à représenter l’avenir. C’est pourquoi il y a parmi les accusateurs attardés de mon "crime" de Cronstadt tellement d’anciens révolutionnaires, ou d’anciens demi-révolutionnaires, de gens qui jugent nécessaire de détourner l’attention des abjections de la IIIe Internationale ou de la trahison des anarchistes espagnols. Les staliniens ne peuvent pas encore se joindre ouvertement à la campagne autour de Cronstadt, mais à coup sûr ils se frottent les mains de satisfaction. Autant de coups dirigés contre le "trotskysme", contre le marxisme révolutionnaire, contre la IVe Internationale ! […]
Les groupements sociaux et politiques à Cronstadt
La révolution est “faite” directement par une minorité. Cependant le succès d’une révolution n’est possible que si cette minorité trouve un appui plus ou moins grand, ou au moins une amicale neutralité de la part de la majorité. La succession des divers stades de la révolution, de même que le passage de la révolution à la contre-révolution sont directement déterminés par les modifications des rapports politiques entre minorité et majorité, entre avant-garde et classe.
Parmi les marins de Cronstadt, il y avait trois couches politiques : les révolutionnaires prolétariens, certains ayant un sérieux passé de luttes et une trempe révolutionnaire ; la couche intermédiaire, la majorité essentiellement d’origine paysanne ; et enfin une couche de réactionnaires, fils de koulaks, de boutiquiers et de popes. Au temps du tsar, l’ordre ne pouvait être maintenu sur les bateaux de guerre et dans la forteresse que dans la mesure où le corps des officiers, par l’intermédiaire de la partie réactionnaire des sous-officiers et des marins, exerçait son influence ou sa terreur sur la large couche intermédiaire, isolant ainsi les révolutionnaires, qui étaient surtout les mécaniciens, les artilleurs, les électriciens, c’est-à-dire surtout des ouvriers de ville. [...]
La composition politique du soviet de Cronstadt reflétait la composition sociale de la garnison et des équipages. Dès l’été 1917, la direction du soviet appartenait au parti bolchevik. Il s’appuyait sur la meilleure partie des marins et comprenait nombre de révolutionnaires passés par l’illégalité, libérés des bagnes. Mais les bolcheviks constituaient, si je me souviens bien, même durant les journées de l’insurrection d’Octobre, moins de la moitié du soviet. Plus de la moitié était constituée par les socialistes-révolutionnaires et les anarchistes. Les mencheviks n’existaient absolument pas à Cronstadt. Le parti menchevik haïssait Cronstadt. Les socialistes-révolutionnaires officiels n’avaient d’ailleurs pas à son égard une attitude meilleure. Les socialistes-révolutionnaires de Cronstadt étaient passés très vite à l’opposition contre Kerenski et constituaient un des détachements de choc de ceux qu’on appelait les socialistes-révolutionnaires “de gauche”. Ils s’appuyaient sur les éléments paysans de la flotte et sur la garnison de terre. Quant aux anarchistes, ils constituaient le groupe le plus bigarré. Il y avait parmi eux d’authentiques révolutionnaires, du genre de Jouk ou de Jelezniak ; mais c’étaient des individus isolés, étroitement liés aux bolcheviks. La majorité des “anarchistes” de Cronstadt représentait la masse petite-bourgeoise de la ville et, du point de vue du niveau révolutionnaire, était au-dessous des socialistes-révolutionnaires de gauche. Le président du soviet était un sans-parti, “sympathisant anarchiste”, mais au fond un petit fonctionnaire tout à fait paisible, qui avait été auparavant plein de déférence pour les autorités tsaristes et l’était maintenant pour la révolution. L’absence complète de mencheviks, le caractère “gauche” des socialistes-révolutionnaires et la coloration anarchiste de la petite bourgeoisie s’expliquent par l’acuité de la lutte révolutionnaire de la flotte et l’influence dominante de la partie prolétarienne des marins.
Les modifications intervenues pendant les années de la guerre civile
Cette caractérisation politique et sociale de Cronstadt que l’on pourrait, si l’on voulait, corroborer et illustrer par de nombreux faits et documents, permet déjà d’entrevoir les modifications qui se sont produites à Cronstadt durant les années de la guerre civile et dont le résultat fut de changer sa physionomie jusqu’à la rendre méconnaissable. C’est précisément sur ce côté très important de la question que mes accusateurs tardifs ne disent pas un mot, en partie par ignorance, en partie par mauvaise foi. [...]
Après la liquidation de Ioudénitch à l’hiver 1919, la flotte de la Baltique et Cronstadt tombèrent dans une prostration totale. On en avait retiré tout ce qui avait quelque valeur, pour le jeter dans le Sud, contre Denikine. Si les marins de Cronstadt de 1917-1918 s’étaient trouvés considérablement au-dessus du niveau de l’Armée rouge et avaient constitué l’armature de ses premiers détachements, de même que l’armature du régime soviétique dans de nombreux gouvernements, les marins qui étaient restés dans le Cronstadt “en paix” jusqu’au début de 1921 sans trouver d’emploi sur aucun des fronts de la guerre civile, étaient en règle générale considérablement au-dessous du niveau moyen de l’Armée rouge, et contenaient un fort pourcentage d’éléments complètement démoralisés qui portaient d’élégants pantalons bouffants et se coiffaient comme des souteneurs. [...]
Les causes sociales du soulèvement
La tâche d’une enquête sérieuse est de déterminer, sur la base de données objectives, la nature sociale et politique de la rébellion de Cronstadt et la place qu’elle occupe dans le développement de la révolution. En dehors de cela, la “critique” se réduit à des lamentations sentimentales du type pacifiste à la manière d’Alexandre Berkman, d’Emma Goldman et de leurs émules récents. Ces messieurs n’ont pas la moindre notion des critères et des méthodes d’une enquête scientifique. Ils citent les appels des insurgés comme des prédicateurs dévots citent les Saintes Écritures. Ils se plaignent d’ailleurs que je ne tienne pas compte des “documents”, c’est-à-dire de l’Évangile selon Makhno et autres apôtres. “Tenir compte” des documents ne signifie pas les croire sur parole. Marx disait déjà qu’on ne pouvait pas juger les partis ni les individus sur ce qu’ils disent d’eux-mêmes. Le caractère d’un parti est déterminé beaucoup plus par sa composition sociale, son passé, ses relations avec les différentes classes et couches sociales que par ses déclarations verbales ou écrites, surtout quand elles sont faites au moment critique de la guerre civile. [...]
En 1917-1918, les ouvriers révolutionnaires entraînèrent derrière eux la masse paysanne, non seulement dans la flotte, mais également dans tout le pays. Les paysans s’emparèrent de la terre et la partagèrent, le plus souvent sous la direction des marins et des soldats qui rentraient dans leur village. Les réquisitions de pain ne faisaient que commencer et se limitaient d’ailleurs presque totalement à frapper les hobereaux et les koulaks. Les paysans se firent aux réquisitions comme à un mal temporaire. Mais la guerre civile dura trois ans. La ville ne donnait presque rien au village et lui prenait presque tout, surtout pour les besoins de la guerre. Les paysans avaient approuvé les “bolcheviks”, mais devenaient de plus en plus hostiles aux “communistes”. Si au cours de la période précédente les ouvriers avaient mené en avant les paysans, les paysans maintenant tiraient les ouvriers en arrière. C’est seulement par suite d’un tel changement d’état d’esprit que les Blancs réussirent à attirer partiellement à eux des paysans et même des demi-ouvriers et demi-paysans de l’Oural. C’est de ce même état d’esprit, c’est-à-dire de l’hostilité à l’égard de la ville, que s’est nourri le mouvement de Makhno, lequel arrêtait et pillait les trains destinés aux fabriques, aux usines et à l’Armée rouge, détruisait les voies ferrées, exterminait les communistes, etc. Bien entendu Makhno appelait cela la lutte anarchiste contre l’“État”. En fait, c’était la lutte du petit propriétaire exaspéré contre la dictature prolétarienne. Un mouvement analogue se produisit dans un certain nombre d’autres provinces, surtout dans celle de Tambov, sous le drapeau des “socialistes-révolutionnaires”. Enfin, dans diverses parties du pays, étaient à l’œuvre des détachements paysans qu’on appelait “les Verts”, qui ne voulaient reconnaître ni les Rouges ni les Blancs et se tenaient à l’écart des partis de la ville. Les “Verts” se mesuraient parfois aux Blancs et reçurent d’eux de cruelles leçons ; mais ils ne rencontraient certes pas de pitié de la part des Rouges non plus. De même que la petite bourgeoisie est broyée entre les meules du grand capital et du prolétariat, de même les détachements de partisans paysans étaient réduits en poudre entre l’Armée rouge et l’Armée blanche.
Seul un homme à l’esprit tout à fait creux peut voir dans les bandes de Makhno ou dans l’insurrection de Cronstadt une lutte entre les principes abstraits de l’anarchisme et du socialisme d’État. Ces mouvements étaient en fait les convulsions de la petite bourgeoisie paysanne, laquelle voulait assurément s’affranchir du capital, mais en même temps n’était nullement d’accord pour se soumettre à la dictature du prolétariat. Elle ne savait pas concrètement ce qu’elle voulait elle-même et, de par sa situation, ne pouvait pas le savoir. C’est pourquoi elle couvrait si facilement la confusion de ses revendications tantôt du drapeau anarchiste et tantôt du drapeau populiste, tantôt d’un simple drapeau “vert”. S’opposant au prolétariat, elle tentait, sous tous ces drapeaux, de faire tourner à l’envers la roue de la révolution.
Le caractère contre-révolutionnaire de la rébellion de Cronstadt
[...] Si on ne se laisse pas abuser par des mots d’ordre pompeux, de fausses étiquettes, etc., le soulèvement de Cronstadt n’apparaît que comme une réaction armée de la petite bourgeoisie contre les difficultés de la révolution socialiste et la rigueur de la dictature prolétarienne. C’est précisément la signification du mot d’ordre de Cronstadt, “Les soviets sans communistes”, dont se sont immédiatement emparé non seulement les socialistes-révolutionnaires, mais aussi les libéraux bourgeois. En tant que représentant le plus perspicace du capital, le professeur Milioukov comprenait qu’affranchir les soviets de la direction des communistes, c’était tuer à bref délai les soviets. C’est confirmé par l’expérience des soviets russes dans la période du règne des mencheviks et des socialistes-révolutionnaires et plus clairement encore par l’expérience des soviets allemands et autrichiens sous le règne de la social-démocratie. Les soviets dominés par les socialistes-révolutionnaires et les anarchistes ne pouvaient servir que de marchepieds pour passer de la dictature du prolétariat à la restauration capitaliste. Ils n’auraient pu jouer aucun autre rôle, quelles qu’aient été les “idées” de leurs membres. Le soulèvement de Cronstadt avait ainsi un caractère contre-révolutionnaire. [...]
La NEP et l’insurrection de Cronstadt
Victor Serge, qui semble vouloir fabriquer une synthèse quelconque de l’“anarchisme”, du poumisme et du marxisme, s’est mêlé bien malencontreusement à la discussion sur Cronstadt. Selon lui, l’introduction, une année plus tôt, de la Nep aurait pu éviter le soulèvement. Admettons-le. Mais il est très difficile de donner après coup de tels conseils. Certes, comme Serge le fait remarquer, j’avais proposé dès le début de 1920 le passage à la Nep. Mais je n’étais nullement convaincu d’avance du succès. Ce n’était pas pour moi un secret que le remède pouvait s’avérer pire que le mal. Quand je me heurtai à l’opposition de la direction du parti, je ne fis pas ouvertement appel à la base, pour ne pas mobiliser la petite bourgeoisie contre les ouvriers. Il fallut l’expérience des douze mois qui suivirent pour convaincre le parti de la nécessité d’un cours nouveau. Mais il est remarquable que précisément les anarchistes de tous les pays aient accueilli la Nep comme... une trahison du communisme. Et maintenant, les avocats des anarchistes nous accusent de ne pas l’avoir introduite une année plus tôt !
Au cours de l’année 1921, Lénine a plus d’une fois publiquement reconnu que l’obstination du parti à maintenir les méthodes du communisme de guerre était devenue une grave erreur. Mais qu’est-ce que cela change à l’affaire ? Quelles qu’aient été les causes de l’insurrection de Cronstadt, immédiates ou lointaines, sa signification était celle d’une menace mortelle pour la dictature du prolétariat. La révolution prolétarienne, même si elle avait commis une erreur politique, devait-elle se punir elle-même et se suicider ?
Ou peut-être suffisait-il de communiquer aux insurgés de Cronstadt les décrets sur la Nep pour les apaiser de cette façon ? Illusion ! Les insurgés n’avaient pas consciemment de programme, et, par la nature même de la petite bourgeoisie, ne pouvaient pas en avoir. Eux-mêmes ne comprenaient pas clairement que leurs pères et leurs frères avaient, avant tout, besoin de la liberté du commerce. Ils étaient mécontents, révoltés, mais ne connaissaient pas d’issue. Les éléments les plus conscients, c’est-à-dire les plus à droite, qui agissaient en coulisse, voulaient la restauration du régime bourgeois. Mais ils n’en parlaient pas à voix haute. L’aile “gauche” voulait la liquidation de la discipline, les “soviets libres” et une meilleure pitance. Le régime de la Nep ne pouvait apaiser les paysans que graduellement, et, à la suite des paysans, la partie mécontente de l’armée et de la flotte. Mais il fallait pour cela l’expérience et le temps. [...]
Les “insurgés de Cronstadt” sans forteresse
Au fond, messieurs les critiques sont les adversaires de la dictature du prolétariat, et, de ce fait, les adversaires de la révolution. C’est en cela que tient tout le secret. [...]
La classe ouvrière – pour ne pas parler des masses semi-prolétariennes – est hétérogène, socialement comme politiquement. La lutte des classes engendre la formation d’une avant-garde qui attire à elle les meilleurs éléments de la classe. La révolution est possible au moment où l’avant-garde réussit à entraîner avec elle la majorité du prolétariat. Mais cela ne signifie nullement que disparaissent les contradictions entre les travailleurs eux-mêmes. Au point culminant de la révolution, elles sont certes atténuées, mais seulement pour se manifester, ensuite, à la seconde étape, dans toute leur acuité. Telle est la marche de la révolution dans son ensemble. Telle fut sa marche à Cronstadt. Quand des raisonneurs en pantoufles veulent prescrire après coup à la révolution d’Octobre un autre itinéraire, nous ne pouvons que leur demander respectueusement de nous indiquer où et quand leurs grands principes se sont trouvés confirmés en pratique, ne fût-ce que partiellement, ne fût-ce que tendanciellement ? Où sont les signes qui permettent de compter à l’avenir sur le triomphe de ces principes ? Nous n’aurons bien entendu jamais de réponse.
La révolution a ses lois. Nous avons formulé depuis longtemps ces “leçons d’Octobre”, qui ont une importance non seulement russe, mais également internationale. Personne n’a tenté de proposer d’autres “leçons”. [...]
Les discussions actuelles autour de Cronstadt tournent autour du même axe de classe que le soulèvement de Cronstadt lui-même, au travers duquel la partie réactionnaire des marins tentait de renverser la dictature du prolétariat. Sentant leur impuissance sur l’arène de la politique révolutionnaire d’aujourd’hui, les confusionnistes et les éclectiques petits-bourgeois tentent d’utiliser le vieil épisode de Cronstadt pour combattre la IVe Internationale, c’est-à-dire le parti mondial de la révolution prolétarienne. Ces "Cronstadtiens" modernes seront écrasés comme les autres, sans avoir recours aux armes, il est vrai, car, heureusement, ils n’ont pas de forteresse.
Léon Trotsky
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Retour sur Kronstadt
Dwight Macdonald
Chers camarades,
Je suis à la fois déçu et embarrassé par l’article de Trotski sur Cronstadt publié dans votre numéro d’avril. Déçu parce que j’avais espéré une explication franche et raisonnablement objective de cette affaire. Embarrassé parce que j’admire Trotski et que je me sens proche de la plupart de ses thèses politiques. Or un tel article – qui n’est rien d’autre qu’une brillante plaidoirie – ne permet guère de le défendre contre les accusations de sectarisme et de rigidité souvent portées contre lui.
Pour ceux qui, comme moi, estiment que la révolution prolétarienne est la seule voie qui mène au socialisme, la question cruciale est la suivante : la dégénérescence qui frappe actuellement l’URSS est-elle inévitable ? Plus précisément, quel est le degré de responsabilité de la théorie bolchevique dans l’avènement du stalinisme ? Dans La Révolution trahie, Trotski soutient que le stalinisme est avant tout le résultat de la faible productivité de l’économie russe. Quand bien même cette analyse serait juste, comme je le pense, il faudrait peut-être en chercher l’origine dans certaines lacunes de la théorie politique bolchevique. N’est-ce pas le devoir de tout marxiste aujourd’hui de chercher résolument à identifier ces faiblesses, de reconsidérer entièrement la ligne bolchevique avec toute la distance critique requise ? J’ai l’impression que Trotski n’est pas vraiment disposé à une telle remise en question. Il me semble plutôt attaché à défendre le léninisme qu’à tirer un quelconque enseignement des erreurs passées.
Son texte sur Cronstadt en est le meilleur exemple. Texte exalté, éloquent... et peu convaincant. Tous les arguments qu’il développe sont sans doute fondés, mais d’une façon telle que l’observateur extérieur est incapable de se forger une opinion pertinente sur l’affaire. Je n’ai ni le temps ni les connaissances – et The New International n’a certainement pas la place – pour reprendre un à un les points de la controverse. Je souhaiterais toutefois émettre quelques réserves sur le ton de l’article de Trotski. Il me parait en effet trop polémique pour un sujet qui requiert une approche dépassionnée et respectueuse du camp adverse. Le titre lui-même est méprisant (« Beaucoup de tapage autour de Cronstadt »), et certains termes employés pour qualifier l’opposition sont dignes d’un tribunal de police (« cette confrérie bigarrée », « cette cabale de charlatans »). Abus de langage d’autant moins justifiés que Trotski n’avance aucune preuve pour réfuter les déclarations de Serge, Thomas, Berkman et Souvarine.
Trotski commence son article par un amalgame digne de Vychinski [juriste russe qui se rendit célèbre comme procureur aux procès de Moscou] : « Anarchistes, mencheviks russes, sociaux-démocrates de gauche, [...] confusionnistes, le journal de Milioukov et, à l’occasion, la grande presse capitaliste [...] participent à cette campagne. Un véritable "Front populaire" ! » Je suppose que je fais partie, pour ma part, des « confusionnistes ». À ses yeux, quiconque critique Cronstadt est soit un déviationniste, soit un imbécile, de même que ceux qui ont dénoncé les procès de Moscou n’étaient pour les staliniens qu’un ramassis de trotskistes, de fascistes, d’assassins, et de valets des trotskistes (ça c’est pour moi). Je ne vois hélas pas beaucoup de différence entre l’acharnement que met Trotski à traiter d’alliés objectifs de la contre-révolution tous ceux qui émettent des réserves sur la répression de Cronstadt (simplement parce que les ennemis de la révolution utilisent en effet l’épisode de Cronstadt pour discréditer le bolchevisme), et l’acharnement de Vychinski à mettre exactement sur le même plan la IVe Internationale et la Gestapo (simplement parce qu’ils s’opposent tous deux au régime stalinien). Le tour d’esprit qui consiste à écarter toute discussion subjective d’ordre politique ou théorique dès lors qu’elle se situe « objectivement » dans le camp de l’opposition me paraît à la fois dangereux et irréaliste. Je persiste à penser que l’on peut légitimement être troublé par la répression de Cronstadt sans être pour autant un idiot ou une canaille.
Une fois l’amalgame établi, Trotski lui attribue son plus petit dénominateur commun : « Comment l’insurrection de Cronstadt peut-elle être à la fois si chère au coeur des anarchistes, des mencheviks et des contre-révolutionnaires libéraux ? La réponse est simple : tous ces groupes ont intérêt à discréditer l’unique vrai courant révolutionnaire qui n’ait jamais renié son drapeau... » La réponse est peut-être un peu trop simple – comme le sont souvent, d’ailleurs, les réponses que propose Trotski. Je ne crois pas avoir le moindre intérêt à « discréditer » le bolchevisme ; j’aurais préféré y adhérer pleinement, mais il se trouve hélas que j’ai un certain nombre de doutes, de critiques et d’objections. Est-il vraiment impossible de les exprimer sans être accusé de menées contre-révolutionnaires et du coup mis dans le même sac que les anarchistes, les mencheviks et autres journalistes capitalistes ?
L’article de Trotski entend avant tout démontrer que la base sociale du soulèvement de Cronstadt était essentiellement petite-bourgeoise. Partant du principe que les marins de 1921 n’ont rien à voir avec les héros révolutionnaires de 1917, sa fastidieuse démonstration se borne à traiter de « petits-bourgeois » tous ceux dont le seul tort fut de s’opposer aux bolcheviks. Son raisonnement semble être le suivant : seule la politique conduite par les bolcheviks pouvait sauver la révolution ; or les partisans de Makhno, les Verts, les socialistes révolutionnaires, les insurgés de Cronstadt s’opposaient aux bolcheviks. Ils étaient donc objectivement contre-révolutionnaires et ils oeuvraient donc objectivement pour la bourgeoisie. Un tel raisonnement élude le vrai problème. Et quand bien même son postulat initial serait recevable, le procédé intellectuel qui le sous-tend est très dangereux. Il rationalise une nécessité pratique regrettable – la suppression d’opposants politiques tout aussi convaincus d’agir au nom de l’intérêt supérieur des masses – pour en faire un combat entre le bien et le mal. Une mesure de police se transforme en une croisade morale, simplement parce qu’on refuse de faire la distinction entre les catégories dites objectives et subjectives – comme si on accusait un braqueur de banque de vouloir renverser le capitalisme ! Staline a bien retenu la leçon.
Trotski ne dit presque rien des moyens employés par les bolcheviks pour sortir du conflit. Il ne se donne pas la peine de justifier les exécutions en masse qui, selon Victor Serge, ont eu lieu plusieurs mois après l’écrasement de la révolte. En fait, il n’en parle même pas. De même qu’il ne s’attarde guère sur un point crucial : les bolcheviks ont-ils sérieusement épuisé toutes les possibilités de parvenir à un règlement pacifique avant de faire parler la poudre ? « Ou peut-être suffisait-il, s’interroge Trotski, de communiquer aux marins de Cronstadt les décrets sur la NEP (Nouvelle politique économique) pour les apaiser ? Illusion ! Les insurgés n’avaient aucun programme conscient, et, par leur nature même de petits-bourgeois, ne pouvaient pas en avoir. » Il admet ici implicitement le point de vue de Souvarine, à savoir que Lénine a mis la touche finale à la NEP au cours du Xe Congrès du Parti qui fut interrompu pour permettre aux délégués de participer à la liquidation des marins de Cronstadt. Lénine et Trotski ont pris là une grave décision : celle de n’annoncer publiquement la NEP qu’après avoir noyé la mutinerie dans le sang alors même que certaines de ses revendications auraient été satisfaites par la NEP. Comment pouvaient-ils être si sûrs que tout compromis était impossible avec les insurgés sur la base du programme de la NEP ? Quelques phrases plus haut, Trotski reconnaît que « la mise en place de la NEP une année plus tôt aurait évité le soulèvement de Cronstadt ». Mais les insurgés n’étant, selon Trotski, que des petits-bourgeois sans « programme conscient », ils auraient refusé les concessions de fond qu’offrait la NEP. Petits-bourgeois ou pas, les hommes de Cronstadt avaient un programme. Souvarine, quant à lui, en donne le contenu dans sa biographie de Staline : « Des élections libres aux soviets ; la liberté de parole et de la presse pour les ouvriers et les paysans, les socialistes de gauche, les anarchistes et les syndicats ; la libération des prisonniers politiques ouvriers et paysans ; l’abolition des privilèges du parti communiste ; l’égalité des rations des travailleurs ; le droit des paysans et des artisans non exploiteurs à disposer du produit de leur travail. » Sans doute Trotski entend-il le terme « programme conscient » d’une tout autre manière.
La partie la plus intéressante de son article est : « Certes, j’avais proposé dès 1920 le passage à la NEP [...] La direction du Parti s’y étant opposée, je ne fis pas ouvertement appel à la base, pour ne pas mobiliser la petite bourgeoisie contre les ouvriers. » Trotski le souligne plus loin, Lénine avait admis que le « communisme de guerre » s’était poursuivi trop longtemps. Est-ce là juste une erreur de jugement, comme le laisse entendre Trotski, ou bien une faute qui procède de la nature même de l’organisation politique bolchevique, où le pouvoir est concentré entre les mains d’un petit groupe de dirigeants au sein d’un appareil hiérarchique et bureaucratique si bien isolé des masses qu’ils ne peuvent que rester sourds à leurs appels – jusqu’à ce qu’il soit trop tard ? Ainsi lorsque l’un des dirigeants, instruit sur les besoins réels des masses, tente en vain de convaincre ses collègues de la justesse de ses vues, ses principes politiques lui interdisent d’en appeler à la base et de chercher des appuis à l’extérieur. Trotski a raison de dire que la bourgeoisie aurait cherché à tirer profit de la moindre division dans les rangs bolcheviques. Mais la constitution d’une dictature isolée et repliée sur elle-même ne représente-t-elle pas un danger plus grand encore ? Avec le risque que se multiplient alors des épisodes comme celui de Cronstadt ? Et la clique stalinienne aurait-elle pu s’emparer si facilement d’un parti qui aurait accordé aux masses une plus grande participation et à l’opposition de gauche une plus grande liberté, à la fois à l’intérieur et à l’extérieur du Parti ?
Voilà les questions que soulève Cronstadt. Trotski n’y répond pas lorsqu’il résume ainsi son propos : « Au fond, ces messieurs les critiques sont les adversaires de la dictature du prolétariat, et, de ce fait, les adversaires de la révolution. Voilà le fond du problème. » C’est tout de même un peu plus compliqué : Rosa Luxemburg s’est opposée toute sa vie à la conception léniniste de la dictature du prolétariat. Mais ce n’est certainement pas en tant qu’« adversaire de la révolution » que les membres des Corps francs l’ont assassinée.
Dwight Macdonald (The New International, juillet 1938)
Sources : Trotsky, Lénine, Sur Cronstadt (Cahier Rouge n°7), Edition de la Taupe, 1976, pp. 61- 74 ; Dwight Macdonald, Une tragédie sans héros. Essais critiques sur la politique, la guerre et la culture (1938-1957), Saint-Front-sur-Nizonne, L’encyclopédie des nuisances, 2013, pp. 45-50.