Histoire - Mémoire Anarchisme Thème du mois CIRA

« Tout le pouvoir aux soviets ! »

Ce mois-ci Renversé revient sur la révolte de Kronstadt, avec une série de textes historiques proposés et introduits par le CIRA.

L’une des revendications principale des insurgés de Kronstadt était celle de « soviets libres », c’est à dire de conseils ouvriers affranchis de la tutelle des bolcheviques et rendus à leur rôle d’organe d’assemblées de base de la démocratie directe. Historien allemand, Oskar Anweiler (1925-2020) a publié en 1958 une étude sur Les soviets en Russie, 1905-1921 [1], dont nous vous proposons aujourd’hui un extrait mettant l’accent sur les espoirs (utopiques ?) incarnés par Kronstadt de faire advenir « le règne de l’égalité sociale, l’élimination de la bureaucratie et l’autodétermination des masses ».

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Que voulaient donc les insurgés ? Le mouvement éclata de façon spontanée comme un effet du mécontentement que la dictature bolchevique et ses résultats provoquaient au sein des masses. Mais, au début, il ne s’agissait nullement d’une entreprise visant délibérément le régime en tant que tel. Seule la désinvolture avec laquelle les dirigeants soviétiques accueillirent les revendications de « ceux de Cronstadt » eut pour conséquence d’aggraver la situation et de pousser les contestataires à faire appel à une « troisième révolution », destinée à jeter bas la dictature. Il est remarquable, par exemple, que les insurgés aient désigné comme responsables directs du bain de sang Trotski et Zinoviev, non Lénine. Les événements ne devaient pas leur laisser le temps de formuler un programme nettement articulé. Telles qu’elles sont exprimées sous une forme plus ou moins claire dans les Izvestia de Cronstadt, leurs revendications ne faisaient que refléter les désirs les plus vifs, à ce moment, des ouvriers et des paysans russes. Outre le rétablissement des libertés politiques, ils exigeaient qu’il fût mis un terme à une politique agraire caractérisée notamment par des empiétements sur la propriété paysanne, autant qu’aux discriminations en matière de rationnement alimentaire, en vigueur dans les villes. Il fallait, selon eux, en finir avec les privilèges de la bureaucratie d’État et de parti, et abolir l’emprise des communistes sur l’armée.

À la base de toutes ces revendications, il y en avait une, fondamentale : libres élections des soviets. Et on la retrouve dans toutes les proclamations des insurgés, à partir de l’appel du Petropavlosk. Elle devait bel et bien devenir le symbole du mouvement de Cronstadt, lequel retournait contre les bolcheviks leur ancien mot d’ordre : « Tout le pouvoir aux soviets ! » « Le pouvoir des soviets doit exprimer la volonté des masses travailleuses, sans qu’un parti quelconque prédomine », lit-on dans les Izvestia. « Cronstadt, avant-garde de la révolution, a ouvert la voie. [...] On n’y nourrit aucune intention mauvaise contre le pouvoir des soviets. Il est faux que l’insurrection soit antisoviétique comme les communistes le prétendent. [...] Il ne doit plus y avoir prédominance d’un parti quelconque. Nos soviets doivent exprimer non la volonté du parti, mais la volonté des électeurs. » Ceux de Cronstadt étaient assurément des partisans inconditionnels du système des conseils, mais de conseils indépendants, démocratiques, soustraits au monopole d’un parti unique. C’est justement parce que les bolcheviks l’avaient emporté en octobre 1917 au nom du pouvoir des soviets, sans l’avoir démocratiquement mis en place, que les insurgés leur vouaient une telle haine :

À bas la commissarocratie ! En s’emparant du pouvoir, le parti communiste promettait aux masses travailleuses tout le bien-être imaginable. Or que voyons-nous ? Il y a trois ans, on nous disait : « Vous pourrez révoquer vos députés et réélire vos soviets quand vous le voudrez. » Mais quand nous, ceux de Cronstadt, avons exigé la réélection des soviets sans intervention du parti, le nouveau Trepov-Trotski a lancé l’ordre : « N’économisez pas les balles »

Fidèles aux idéaux de la révolution d’octobre 1917, les insurgés se prononçaient contre la république parlementaire. « Les soviets, voilà le bastion des travailleurs, non pas l’Assemblée constituante ! », proclamaient-ils. Ils ne revendiquaient pas du tout la liberté pour les propriétaires fonciers, les capitalistes et les officiers. Mais ils se voyaient privés des fruits de la révolution dont les bolcheviks avaient trahi les aspirations. On trouvera une claire manifestation de ces sentiments dans l’article programmatique « Pourquoi nous combattons », paru dans les Izvestia du 8 mars 1921 :

En faisant la révolution d’Octobre, la classe ouvrière avait espéré obtenir son émancipation. Mais il en est résulté un esclavage encore plus grand de la personnalité humaine. L’autorité de la monarchie policière est passée aux mains des usurpateurs – les communistes – qui, au lieu de laisser la liberté aux travailleurs, leur inspirent la crainte permanente de tomber entre les pattes de la Tchéka [...]. Mais ce qui est le plus abject et le plus criminel, c’est la servitude morale instaurée par les communistes : ils ont mis la main sur la pensée, sur l’esprit des travailleurs, obligeant chacun à penser selon leurs préceptes. [...] Sous le joug de la dictature communiste, la vie même est devenue pire que la mort.[...] Non, aucun compromis n’est possible. Il faut vaincre ou mourir ! Cronstadt rouge en donne l’exemple [...]. C’est à Cronstadt que nous avons hissé le drapeau de la révolte contre la tyrannie de ces trois dernières années, contre l’oppression de l’autocratie communiste qui a fait pâlir les trois siècles du joug monarchiste. C’est à Cronstadt que nous avons posé la première pierre de la troisième révolution qui brisera les dernières chaînes des ouvriers et leur ouvrira la nouvelle et large route de l’édification du socialisme.

Ce rêve d’accession au règne de la liberté, il appartiendrait aux soviets de le réaliser. « Tout le pouvoir aux soviets, non aux partis ! », tel est le mot d’ordre qui revient le plus fréquemment dans les Izvestia de Cronstadt, côte à côte avec : « Vivent les soviets librement élus ! », « Le pouvoir des soviets affranchira du joug communiste les paysans travailleurs ! », « À bas les contre-révolutionnaires de droite comme de gauche ! ». (Souvent attribué aux insurgés, le mot d’ordre « les soviets sans les bolcheviks » ne fut pas mis en avant par eux. Cette surenchère fut forgée par un Milioukov en exil qui cherchait ainsi à souligner les visées anticommunistes du soulèvement.) Le mot d’ordre des soviets libres, celui de Cronstadt insurgé, manifestait l’emprise que l’idée des conseils continuait d’exercer sur les masses. Ainsi retourné contre le bolchevisme, il prouvait en même temps, avec la dernière netteté, à quel point la dictature bolchevique s’était éloignée des idéaux originaires de la souveraineté des conseils. Le règne de l’égalité sociale – dont Lénine s’était institué l’annonciateur dans L’État et la Révolution –, l’élimination de la bureaucratie – but proclamé des premiers décrets du gouvernement soviétique –, l’autodétermination des masses – que le mot d’ordre du pouvoir soviétique paraissait incarner –, toutes ces promesses, la réalité les avait fait voler en éclats au bout de quelques années de dictature. Aux yeux des insurgés de Cronstadt, les soviets actuels étaient l’image vivante de la révolution trahie, les libres élections de soviets indépendants mettraient la « troisième révolution » sur les rails. Tout ce que les révolutionnaires de Cronstadt ont dit et écrit dénote une foi irrationnelle dans l’idée des conseils, comme grand moyen de rénover la Russie. Dévoyée, avilie par les bolcheviks qui s’en servaient pour camoufler leur dictature, l’idée des conseils connut dans Cronstadt assiégé une brève résurrection.

Mais cette étincelle ne devait pas suffire à mettre le feu à la Russie entière. Les insurgés ne pouvaient en effet prendre appui sur un mouvement politique organisé qui, à cette époque, avait disparu du pays. Les événements de Cronstadt n’eurent en Russie que des échos relativement faibles ; seuls quelques clubs anarchistes de Moscou et de Petrograd diffusèrent des tracts invitant à soutenir activement les insurgés, tandis que les Mencheviks se bornaient à de simples manifestations de sympathie et à demander un règlement pacifique du conflit. De leur côté, les bolcheviks comprirent parfaitement que le mot d’ordre des « soviets libres » risquait de priver leur pouvoir de ses assises légitimes, l’idée des conseils à l’état pur restant inconciliable avec la dictature de parti. Ils cherchèrent donc, par tous les moyens, à éviter une propagation de l’incendie. Ouvert le 8 mars, sous le signe menaçant de l’insurrection, le Xe congrès du parti rétablit une discipline de fer au sein du groupe dirigeant. Au même moment, Lénine amorça le grand tournant qui devait conduire le pays du communisme de guerre à la « Nouvelle politique économique ». Cette conversion, il l’avait déjà certes envisagée, mais l’insurrection de Cronstadt précipita sa décision. Les bolcheviks comptaient calmer le mécontentement des masses en relâchant les contrôles étatiques dans le domaine économique, dans l’agriculture surtout. Ils allèrent même jusqu’à lancer une « campagne de réanimation » des soviets. Mais ils ne reprirent à leur compte aucune des revendications des insurgés : il n’y eut ni élections libres ni desserrement de l’emprise du parti sur les soviets. En outre, tout ce qui subsistait encore des partis non bolchevistes fut définitivement balayé. Les formations oppositionnelles se virent étouffées : leurs militants ou bien furent jetés en prison, ou bien abjurèrent publiquement leurs convictions ; quelques-uns de leurs dirigeants durent partir en exil, d’autres firent l’objet de procès politiques.

À partir de 1921, il n’exista plus en Russie soviétique d’opposition politique organisée contre le régime. C’est au sein même de la direction du Parti communiste que se sont déroulées, à compter de cette date, les luttes pour le pouvoir.

Oscar Anweiler

P.S.

Les autres articles sur la révolte de Kronstadt :

Pour retrouver tous les articles du mois sur la révolte de Kronstadt :

1. [« Kronstadt libérée parle aux ouvrières du monde » par les insurgés de Kronstadt-https://renverse.co/analyses/article/kronstadt-liberee-parle-aux-ouvrieres-du-monde-2958]
2. « Les premiers dissentiments » par Voline
3. « L’atmosphère était chargée au point d’exploser » par Emma Goldman
4. « Pourquoi nous combattons » par les insurgés de Kronstadt
5. « Une tentative de révolution soviétique libertaire » par Marie Isidine
6. « Tout le pouvoir aux soviets ! » par Oskar Anweiler
7. « À l’école du capitalisme d’État » par Boris Souvarine
8. « L’émeute fut liquidée » par le Comité central du PCUS
9. « Beaucoup de bruit à propos de Kronstadt » par Léon Trotsky, et « Retour sur Kronstadt » par Dwight Macdonald
10. « Kronstadt a été superbe » par Alexandre Berkman

Texte introductif

Il y a cent ans, les marins, ouvriers et soldats de Kronstadt se soulevaient contre la dictature du Parti Communiste et réclamaient « tout le pouvoirs aux soviets, et non aux partis ». Le CIRA profite de cet anniversaire pour vous proposer de (re)découvrir une série de documents sur le sujet, principalement des écrits de témoins et de militant·es de l’époque, éclairant différents aspects de ce moment révolutionnaire longtemps occulté par tous les pouvoirs.

La plupart des livres dont sont extraits les textes qui seront publiés ici – et bien d’autres ! – sont consultables à la bibliothèque du CIRA de Lausanne, ouverte du mardi au vendredi de 16h à 19h. Signalons également un site récemment mis en ligne, http://revolutions-1917.info/, qui présente un grand nombre de textes autour de Kronstadt.

Notes

[1Source : Oscar Anweiler, Les soviets en Russie, 1905-1921, Marseille, Agone, 2019 [1958], pp. 452-457.

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