Si l’exigence de liberté politique était fondamentale dans les revendications des insurgés de Kronstadt, les revendications économiques y tenaient également une grande part, dans un contexte de famine extrême et de désorganisation complète des capacités de production du pays. Le texte proposé aujourd’hui présente l’analyse qu’en fait Boris Souvarine, retraçant l’évolution politique de Lénine et de son parti du « communisme de guerre » à la « nep », la nouvelle politique économique adoptée au lendemain de l’écrasement de Kronstadt.
Boris Souvarine (1895-1984), militant et intellectuel français d’origine russe, est l’un des membres fondateurs du Parti communiste français en 1920 et le représentera en URSS au sein du Komintern (l’Internationale communiste, inféodée à Moscou). Il en sera cependant exclu dès 1924 en raison de son refus de s’aligner sur la ligne bolchevique et de son rapprochement avec l’opposition trotskyste, puis évoluera par la suite vers une critique plus franche du léninisme. Le texte qui suit est extrait de son livre Staline. Aperçu historique du bolchévisme, initialement paru en 1939 [1]
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La situation économique ne cessait d’empirer, depuis le début de la révolution. […] « Privilégiés », les ouvriers et les soldats vivaient à peine d’un ration misérable tandis que les paysans, en grand nombre affamés et à l’unanimité exaspérés, se défendaient par la dissimulation des denrées, la grève des semailles et parfois l’obstruction à main armée. […] Avec une industrie produisant moins de 20 % d’avant-guerre, des finances anéanties par l’émission illimitée de papier-monnaie, un commerce intérieur réduit au troc clandestin, le commerce extérieur abaissé aux environs de zéro, l’économie soviétique était dans l’impasse.
Après coup, Lénine appellera tout cela du « communisme de guerre » pour résumer d’une courte formule sa justification rétrospective en arguant d’une circonstance extraordinaire. Mais par une contradiction de plus, il avouera aussi la responsabilité des communistes dans cette politique de spoliation aveugle et cruelle : « Nous avons commis bien des erreurs et le plus grand crime serait de ne pas comprendre que nous avons dépassé la mesure. » [...]
Le « communisme de guerre » fut certainement une tentative d’abord peu consciente, puis volontaire et intransigeante, de brûler les étapes afin d’établir le socialisme « d’assaut ». Les théoriciens attitrés d’un parti qui se réclamait du marxisme en avaient oublié les postulats économiques les moins contestables dans la griserie des succès politiques. [...]
Ni la socialisation des banques et des capitaux, ni la nationalisation de l’industrie, ni la collectivisation de l’agriculture ne répondaient aux projets des vainqueurs d’Octobre. En réponse aux imputations de la presse bourgeoise confondant nationalisation et confiscation, avant le coup d’État, Lénine a protesté de ses véritables intentions sans équivoque : les bolchéviks au pouvoir nationaliseraient les banques « sans enlever un sou à aucun propriétaire », car ils entendent par nationalisation simplement une direction effective. De même, la syndicalisation industrielle, ou constitution obligatoire en cartel, « ne changerait rien par rapport à la propriété et n’ôterait pas un sou à aucun propriétaire ». Lénine répète plusieurs fois « pas un sou ». Quant à l’hypothèse d’une expropriation des paysans, c’était encore une invention malveillante, « car même en cas de révolution socialiste véritable, les socialistes ne voudront et ne pourront exproprier les petits paysans ». Toutes ces promesses aboutiront à la socialisation intégrale des banques, de l’industrie et de la production agricole. L’élan de la révolution assaillie accomplissait, outre l’« expropriation des expropriateurs » préméditée de longue date, l’expropriation des expropriés.
La mainmise complète de l’État sur les usines et les fabriques n’entrait pas plus dans le programme du bolchévisme que dans celui du socialisme occidental. Faisant front à l’« infantilisme de gauche » en 1918, c’est-à-dire aux utopistes partisans d’une socialisation à outrance immédiate, Lénine écrivait : « Nous avons déjà confisqué, nationalisé, cassé et démoli plus que nous ne pouvons recenser... » Mais l’hostilité des patrons et des techniciens, l’échec irrémédiable de la direction ouvrière, l’incapacité technique et directoriale des syndicats, le traité de Brest avec ses clauses protectrices des biens allemands, le pillage et les abandons d’entreprises consécutifs aux troubles, – tout poussait à la solution la plus radicale. (Le monopole d’État sur le commerce des céréales fut adopté sous Kérenski dans des conditions analogues, par impossibilité d’agir autrement.) Cependant, au lieu de saisir la première occasion de démobiliser l’industrie comme l’armée, les bolchéviks finiront par idéaliser un pis-aller et, sous prétexte de « piller ce qui a été pillé », vivront en pillant même ce que personne n’avait pillé. Ce reniement de leurs principes aggravé d’une méconnaissance de leur propre science sociale conduisit aux terribles mécomptes dont l’insurrection de Cronstadt fut l’épisode culminant.
Le mouvement de revendication des ouvriers et des marins, d’aspect absolument pacifique à l’origine, correspondait à l’agitation du prolétariat de Pétrograd excédé de privations, de déceptions et de brutalité de la « commisarocratie ». À la fin de février 1921, les grèves se multiplient dans la capitale du Nord et des meetings de travailleurs réclament du pain et des libertés, la réforme des soviets et le rétablissement du commerce. Les socialistes de diverses nuances en profitent pour influencer cette action spontanée dans un sens conforme à leurs vues. Les autorités communistes répondent par des arrestations, la fermeture des usines en effervescence, la répression des manifestations. Zinoviev, président du Soviet de Pétrograd, ne savait recourir qu’à des mesures de police.
Mais le froid et la faim, la crise du charbon et la réduction des rations – dues en partie à l’atrophie des chemins de fer – stimulaient la population. Les équipages de la flotte et la garnison de Cronstadt tiennent alors une assemblée imposante à laquelle prend part Kalinine en personne, reçu avec tous les honneurs, musique et drapeaux. Il en sort une résolution exigeant, dans l’esprit de la Constitution soviétique et du programme d’Octobre des bolchéviks, des élections libres aux soviets ; la liberté de parole et de presse pour les ouvriers et les paysans, les socialistes de gauche, les anarchistes, les syndicats ; la libération des prisonniers politiques ouvriers et paysans ; l’abolition des privilèges du parti communiste ; l’égalité des rations des travailleurs ; le droit des paysans et des artisans non exploiteurs à disposer du produit de leur travail. Une députation envoyée à Pétrograd est emprisonnée. Zinoviev n’avait pas d’autre argument.
Sur ce, un comité révolutionnaire provisoire est élu à Cronstadt, où la grande majorité des communistes se rallie au mouvement. Tout se borne à des proclamations mais cela suffit pour alarmer Zinoviev, qui communique à Moscou une sorte de panique. Le conseil du Travail et de la Défense riposte par un ordre décrétant l’état de siège et dénonçant la contre-révolution, les socialistes-révolutionnaires, les Gardes-Blancs, les Cent-Noirs, l’espionnage français, les généraux russes… Au lieu de l’apaisement, c’était la lutte. L’effusion de sang devenait inévitable. Après une sommation sans résultat, Trotski ordonnera de bombarder ceux qu’il appelait naguère l’« orgueil de la révolution ».
Si les matelots et les ouvriers de Cronstadt avaient ourdi un complot ou dressé un plan, ils auraient attendu le dégel qui rendrait leur forteresse imprenable et mettrait Pétrograd sous le tir de la flotte. Mais ils espéraient gain de cause par la seule puissance de leur droit et grâce à la solidarité de la Russie laborieuse. Fils de paysans malheureux et dépouillés pour la plupart, ils se savaient les interprètes des doléances populaires. Leur candeur politique reste hors de doute comme leur fidélité à la révolution. Mais le lourd « appareil » du parti bolchéviste n’était déjà plus sensible à la pureté des meilleurs intentions. Attaqués sur la glace par les coursanti (élèves-officiers sélectionnés), les mutins se défendirent, devenant insurgés malgré eux. L’Armée rouge lancée contre les forts refusa de marcher. Il fallut l’épurer, l’encadrer et la travailler spécialement, au moyen des renforts communistes arrivés du dixième Congrès. Par une sinistre ironie de l’histoire, la Commune de Cronstadt périt le 18 mars 1921, cinquantième anniversaire de la Commune de Paris.
On ne se glorifie pas de certaines victoires. Trotski a consacré tout juste deux lignes de ses mémoires à l’affaire de Cronstadt. C’est pour y reconnaître un « dernier avertissement » signifié à son parti. Sans attacher par ailleurs trop d’importance aux diatribes grossières des bolchéviks acharnés à discréditer les vaincus, il est probable que la contre-révolution ait cherché à s’infiltrer dans le soulèvement pour tenter de l’orienter à son profit. Mais à qui en incomberait la principale responsabilité ? Trotski l’a suffisamment indiqué, le jour où il écrivait : « Le régime de la ration de famine était lié à des troubles croissants qui ont amené en fin de compte l’insurrection de Cronstadt. » Et la ration de famine fut une conséquence du soi-disant communisme de guerre, tardivement abandonné de Lénine après le « dernier avertissement ».
Mais la légitimité des revendications des rebelles trouvait une consécration implicite dans le « tournant » opéré sous l’impulsion de Lénine au dixième Congrès, l’adoption d’une « nouvelle politique économique » – la nep – qui devait corriger l’utopisme des pratiques en faillite. La fin du rationnement et des confiscations arbitraires, la faculté pour les petits producteurs de vendre leurs marchandises, la réouverture des marchés, en un mot la restauration d’un capitalisme limité et contrôlé, donnaient satisfaction aux besoins essentiels du peuple exténué. S’il est vrai que ses aspirations ou velléités politiques étaient toujours aussi brutalement brimées, la détente économique semblait un premier pas vers des temps meilleurs.
Accueillie avec soulagement dans le pays, la nep ne fut pas admise sans stupeur par le Parti. Les militants désemparés obéirent mais ne comprenaient pas. Riazanov eut presque seul le courage de s’élever contre la procédure insolite de Lénine, imposant une brusque volte-face sans consultations préalables ni licence de délibérer. L’Opposition ouvrière lui fit écho mais n’avait rien de sérieux à objecter au fait accompli. La gravité de la situation primait les formalités : « Si nous n’avions pas transformé notre politique économique, nous n’aurions pas duré quelques mois de plus », dira Lénine au prochain congrès.
Le Parti suivit par docilité, et plutôt à contre-cœur, avant de s’émerveiller une fois de plus de la clairvoyance de son guide. Mais Lénine, en l’occurrence, retardait sur les événements et n’avait nullement le mérite d’un pionnier. Deux ans auparavant, en 1919, Trotski n’avait-il pas invité le Comité central, par l’intermédiaire de Staline, à enrayer les abus qui accablaient les paysans moyens de la Volga et à punir les fonctionnaires soviétiques coupables ? L’année suivante, ne proposa-t-il pas de remplacer les réquisitions par un impôt progressif en nature et d’instituer un échange équitable d’objets manufacturés contre les denrées agricoles, pour remédier à la décadence de l’économie rurale ? Lénine crut le réfuter en le traitant sévèrement de free trader (libre-échangiste) et le Comité central en repoussant son projet par 11 voix contre 4. À son habitude, Staline figurait parmi les suiveurs de la majorité. Deux mois avant Cronstadt, le menchévik Daline défendait au Congrès des Soviets l’impôt en nature et le droit des paysans à disposer de l’excédent. Lénine s’était donc laissé devancer et rien ne révèle ici le « génie » que ses disciples ont célébré, et dont il avait réellement fait preuve en Octobre, – mais une souple intelligence prompte à se ressaisir après un égarement passager.
Avec la nep Lénine cède du terrain économique pour conserver à son parti tous les privilèges politiques. Il revient dans une certaine mesure à son vrai programme et applique aux rapports de classes à l’intérieur la tactique de compromis couronnée de succès à l’extérieur dans les relations avec les nations capitalistes. Sur ce dernier chapitre, ses idées étaient très nettes. Au lendemain de la grande guerre, il fit envoyer par Tchitchérine une note aux Alliés pour offrir de reconnaître les emprunts et les dettes, consentir des concessions économiques et même des concessions territoriales. En 1921, il conseillait aux communistes allemands de subir le traité de Versailles comme les bolcheviks avaient acceptés la paix de Brest. Sa certitude d’une révolution mondiale inéluctable concilie la rigidité doctrinale avec les artifices de la retraite et les transactions du compromis. Il se conforme d’instinct aux préceptes de Napoléon sur la guerre « dont l’art ne consiste qu’à gagner du temps lorsqu’on a des forces inférieures » et qui considérait les principes « comme des axes auxquels se rapporte une courbe ».
La complexité des problèmes à résoudre au-dedans ne se prêtait pas aux solutions relativement simples des solutions au-dehors. Aussi Lénine s’estimait-il fondé à manœuvrer en louvoyant, à contourner plus d’une fois les obstacles, à monter ou à descendre « en zig-zag ». Il a souligné plus d’une fois qu’on ne connaît point de livres enseignant à conduire une révolution à bonne fin et que, Marx n’ayant pas dissipé d’avance tous les doutes, il faut apprendre à se tirer d’affaire sans son secours posthume… La nep n’était pas une conception achevée d’un coup mais un changement d’orientation, suivi de tâtonnements et de découvertes, d’une série de décrets successivement rectifiés ou complétés. Restitution conditionnelle d’habitations et affermage de petites ou moyennes entreprises aux anciens propriétaires, location de fabriques, concessions aux étrangers, rétablissement du salariat, réhabilitation de l’argent, restauration du commerce privé, suppression des services gratuits… Personne ne savait précisément jusqu’où il faudrait reculer. « Nous avons été vaincus dans notre tentative de réaliser le socialisme d’assaut », expliquait Lénine pour conforter le moral ébranlé du Parti, mais « la défaite n’est pas le plus grand danger, c’est la crainte de reconnaître sa défaite ». Après six mois, il annoncera encore un « recul supplémentaire » et au bout d’un an seulement, la fin de la « retraite ».
Ses nombreuses définitions de la nep, à la fois diffuses et fragmentaires, mettent en relief tantôt tel trait, tantôt tel autre, selon l’opportunité. L’une des moins insuffisantes est celle où il affirme la nécessité d’« abandonner la construction immédiate du socialisme pour se replier dans bien des domaines économiques vers le capitalisme d’État ». Sur le thème du capitalisme d’État, il se rapporte à une brochure de 1918 où il a écrit : « Si la révolution tarde en Allemagne, nous devrons nous mettre à l’école du capitalisme d’État des Allemands, l’imiter de toutes nos forces, ne pas craindre les procédés dictatoriaux pour accélérer cette assimilation de la civilisation occidentale par la Russie barbare, ne pas reculer devant les moyens barbares pour combattre la barbarie. » Prescription qui devait entre toutes se graver dans l’esprit de ses héritiers et plus particulièrement de Staline.
Boris Souvarine