Nous vous proposons aujourd’hui un texte évoquant Kronstadt d’un point de vue tout à fait différent : il s’agit en effet d’un extrait de l’Histoire du Parti communiste (bolchévik) de l’U.R.S.S., ouvrage publié en 1939 par le Bureau d’éditions créé par le Parti communiste français, et donc étroitement contrôlé par la direction du Komintern à Moscou. Une mention en première page précise que le livre a été « rédigé par une commission du Comité central du P.C.(b) de l’U.R.S.S. et approuvé par le Comité central du P.C.(b) de l’U.R.S.S. 1938 ». C’est donc bien à la révision stalinienne des faits que nous avons affaire, archétype de la réécriture totalitaire de l’histoire qui inspirera à George Orwell le « ministère de la Vérité » de son roman 1984. Comme le notait Ante Ciliga en 1938 également, dans un article pour La révolution prolétarienne, « lorsque des révolutionnaires, demeurant tels en paroles, accomplissent, en fait, les tâches de la réaction et de la contre-révolution, ils doivent inéluctablement avoir recours au mensonge, à la calomnie et à la falsification ».
***
Le pays des Soviets après la liquidation de l’intervention et de la guerre civile. Les difficultés de la période de rétablissement.
Après en avoir fini avec la guerre, le pays des Soviets s’engagea dans la voie d’une œuvre de paix : la construction de l’économie. Il fallait guérir les plaies de la guerre. Il fallait rétablir l’économie nationale délabrée, mettre de l’ordre dans l’industrie, les transports, l’agriculture.
Mais ce passage à la construction pacifique devait s’effectuer dans des conditions extrêmement dures. La victoire remportée dans la guerre civile avait coûté cher. Le pays était ruiné par quatre années de guerre impérialiste et trois années de guerre contre l’intervention.
La production globale de l’agriculture, en 1920, ne représentait qu’environ la moitié de celle d’avant-guerre. Or, il ne faut pas oublier que le niveau d’avant-guerre était celui de la misérable campagne des temps tsaristes. Au surplus, en 1920, nombre de provinces avaient souffert d’une mauvaise récolte. L’économie paysanne se trouvait dans une situation pénible.
Plus difficile encore était la situation de l’industrie en pleine ruine. La production de la grande industrie, en 1920, n’atteignait qu’un septième environ de la production d’avant-guerre. La plupart des fabriques et des usines étaient arrêtées ; les mines détruites, inondées. La métallurgie était dans un état lamentable. La production de fonte pour toute l’année 1921 ne fut que de 116 300 tonnes, c’est-à-dire environ 3 % de la production d’avant-guerre. On n’avait pas assez de combustible. Les transports étaient désorganisés. Les réserves de métaux et de tissus étaient presque épuisées. Le pays manquait du strict nécessaire : pain, graisses, viande, chaussures, vêtements, allumettes, sel, pétrole, savon.
Pendant la guerre, on avait pris son parti de ces manques et de ces insuffisances, parfois même on avait cessé d’y faire attention. Mais, maintenant qu’il n’y avait plus de guerre, les gens sentirent tout à coup ce que ces privations avaient d’intolérable et demandèrent qu’il y fût remédié sans délai.
Du mécontentement apparut chez les paysans. Dans le feu de la guerre civile, on avait vu se créer et se fortifier l’alliance politique et militaire de la classe ouvrière et de la paysannerie. Cette alliance reposait sur une base déterminée : au paysan, le pouvoir des Soviets assurait la terre ainsi que la défense contre le grand propriétaire foncier, contre le koulak ; les ouvriers recevaient de la paysannerie les denrées provenant du prélèvement des excédents.
Maintenant cette base s’avérait insuffisante.
L’État soviétique s’était vu obligé de prendre au paysan, par voie de prélèvement, tous ses excédents, afin de pourvoir aux besoins de la défense. La victoire dans la guerre civile eût été impossible sans les prélèvements, sans la politique du communisme de guerre. Cette politique avait été imposée par la guerre, par l’intervention. La paysannerie l’acceptait alors ; elle ne faisait pas attention au manque de marchandises ; mais lorsque la guerre fut terminée et que la menace du retour du grand propriétaire foncier eut disparu, le paysan commença à manifester son mécontentement du prélèvement de tous les excédents et demanda à être pourvu d’une quantité suffisante de marchandises.
Tout le système du communisme de guerre, comme l’indiquait Lénine, était entré en collision avec les intérêts de la paysannerie.
La vague de mécontentement avait gagné aussi la classe ouvrière. Le prolétariat avait supporté le fardeau principal de la guerre civile, en luttant héroïquement, avec abnégation, contre les cohortes de gardes blancs et d’envahisseurs, contre la ruine et la famine. Les meilleurs ouvriers, les plus conscients, les plus dévoués et les plus disciplinés brûlaient du feu de l’enthousiasme socialiste. Mais le profond délabrement économique influait aussi sur la classe ouvrière. Les rares fabriques et usines qui marchaient encore, ne fonctionnaient qu’avec de graves à-coups. Les ouvriers étaient obligés de bricoler, de confectionner des briquets, de mettre sac au dos pour aller chercher à la campagne des produits alimentaires. La base de classe de la dictature du prolétariat commençait à faiblir ; la classe ouvrière s’émiettait ; on voyait des ouvriers partir à la campagne, cesser d’être ouvriers, se déclasser. La famine et la fatigue provoquaient le mécontentement d’une partie des ouvriers.
Le Parti dut envisager, pour tous les problèmes de la vie économique du pays, une nouvelle orientation conforme à la situation nouvelle.
Et le Parti se mit à la tâche.
Cependant, l’ennemi de classe ne dormait pas. Il cherchait à exploiter la pénible situation économique et le mécontentement des paysans. Des émeutes de koulaks, organisées par les gardes blancs et les socialistes-révolutionnaires, éclatèrent en Sibérie, en Ukraine, dans la province de Tambov (rébellion d’Antonov). On assista à une recrudescence d’activité de tous les éléments contre-révolutionnaires : menchéviks, socialistes-révolutionnaires, anarchistes, gardes blancs, nationalistes bourgeois. L’ennemi recourut à une nouvelle tactique de lutte contre le pouvoir des Soviets. Il se camoufla en empruntant les couleurs soviétiques ; au lieu du vieux mot d’ordre avorté « À bas les Soviets ! » il lança un mot d’ordre nouveau : « Pour les Soviets, mais sans les communistes. »
L’émeute contre-révolutionnaire de Cronstadt fut un exemple patent de la nouvelle tactique de l’ennemi de classe. Elle commença huit jours avant l’ouverture du Xe congrès du Parti, en mars 1925. À la tête de l’émeute se trouvaient des gardes blancs liés aux socialistes-révolutionnaires, aux menchéviks et à des représentants d’États étrangers. La volonté des émeutiers était de rétablir le pouvoir et la propriété des capitalistes et des grands propriétaires fonciers, mais ils cherchèrent à la dissimuler au début sous une enseigne « soviétique » ; ils formulèrent le mot d’ordre : « Les Soviets sans les communistes ». La contre-révolution entendait exploiter le mécontentement des masses petites-bourgeoises, et tout en se couvrant d’un mot d’ordre pseudo-soviétique, renverser le pouvoir des Soviets.
Deux circonstances avaient facilité l’émeute de Cronstadt : la composition, qui avait empiré, des équipages des navires de guerre et la faiblesse de l’organisation bolchévik de Cronstadt. Les vieux matelots qui avaient pris part à la Révolution d’Octobre étaient presque tous partis au front, où ils combattaient héroïquement dans les rangs de l’Armée rouge. De nouveaux contingents étaient venus s’incorporer dans la flotte, qui n’avaient pas été aguerris au feu de la révolution. Ces contingents étaient formés d’une masse encore parfaitement fruste de paysans, qui reflétait le mécontentement de la paysannerie à l’égard des prélèvements. Quant à l’organisation bolchévik de Cronstadt en cette période, elle avait été gravement affaiblie par une série de mobilisations pour le front. C’est ce qui avait permis aux menchéviks, aux socialistes-révolutionnaires et aux gardes blancs de s’infiltrer dans Cronstadt et d’en prendre possession.
Les émeutiers s’étaient emparés d’une forteresse de premier ordre, de la flotte, d’une immense quantité d’armements et d’obus. La contre-révolution internationale chantait victoire. Mais c’était trop tôt se réjouir. L’émeute fut promptement écrasée par les troupes soviétiques. Le Parti envoya contre les émeutiers de Cronstadt ses meilleurs fils, les délégués du Xe congrès, Vorochilov en tête. Les soldats rouges marchèrent sur Cronstadt en avançant sur la mince couche de glace du golfe. La glace cédant, beaucoup se noyèrent. Il fallut prendre d’assaut les forts presque inexpugnables de Cronstadt. Le dévouement à la révolution, la bravoure et la volonté de sacrifier sa vie pour le pouvoir des Soviets eurent le dessus. La forteresse de Cronstadt fut prise d’assaut par les troupes rouges. L’émeute fut liquidée.
Source : Histoire du Parti communiste (bolchévik) de l’U.R.S.S., Paris, Bureau d’éditions, 1939, pp. 234-236. Pour la citation dans l’introduction : Ante Ciliga, L’insurrection de Cronstadt et la destinée de la Révolution russe, Paris, Allia, 2015.