Cet article de Marie Isidine, paru dans le numéro d’avril-mai 1921 des Temps Nouveaux, est l’un des tout premiers à rendre compte du soulèvement de manière détaillée dans la presse libertaire francophone. Née en 1871 à Saint-Pétersbourg mais ayant étudié à Paris, l’autrice – Maria Isidorovna Goldsmith de son vrai nom – a contribué à de nombreux titres de la presse anarchiste, parmi lesquels la revue Khleb I Volia [Pain et Liberté], publiée dès 1903 par le groupe anarchiste communiste russe de Genève, ou encore La libre fédération, éditée à Lausanne par Jean Wintsch de 1915 à 1919. Alors que les informations en provenance de Russie n’étaient pas aisément disponibles et souvent sujettes à caution, sa maîtrise de la langue et l’accès direct aux textes russes, à commencer par les Izvestia des insurgés, permettent à l’autrice de rendre justice aux contre-vérités propagées par l’État bolchevique.
La vérité sur Kronstadt. Une Tentative de Révolution Soviétique Libertaire
Nous avons, enfin, des renseignements sûrs qui nous permettent de comprendre le vrai caractère du mouvement de Kronstadt, que le gouvernement bolcheviste vient d’écraser. Et nous pouvons affirmer sans hésiter, que ce mouvement a été odieusement calomnié : il n’a absolument rien de commun avec les blancs, généraux, monarchistes, agents de l’Entente, etc. Il n’est pas non plus le fait de pauvres dupes, dirigées à leur insu par des réactionnaires. C’est un mouvement absolument spontané, sans préparation, sans complot, sans guides extérieurs ; il a été conduit uniquement par les marins de Kronstadt eux-mêmes qui savaient très bien ce qu’ils voulaient. Et ce qu’ils voulaient, ce n’est nullement une contre-révolution, mais un changement qui permette, au contraire, à la révolution russe d’aller de l’avant, vers une vraie égalité et une vraie administration du peuple par lui-même. Ils ont pris la défense des soviets – création des masses ouvrières russes – contre un gouvernement qui les a, de fait, supprimés en leur substituant une dictature de fonctionnaires.
Ce qui a pu troubler le public occidental et faire accorder créance à la calomnie, c’est la joie manifestée à la nouvelle du soulèvement de Kronstadt par la presse bourgeoise et les partis réactionnaires russes. Mais n’en est-il pas toujours ainsi ? Est-ce que, si une tentative révolutionnaire se produisait en France, les royalistes ne chercheraient pas à pêcher en eau trouble ? Et, pendant la guerre, le gouvernement allemand n’a-t-il pas encouragé le mouvement irlandais et même le mouvement bolcheviste russe, dans ses intérêts ? Cela a-t-il empêché ces mouvements d’être nettement révolutionnaires ? Les “manœuvres réactionnaires” sont toujours un argument facile auquel il ne faut pas se laisser prendre. Quand on pense que, en 1893-94, Jaurès voyait la main des Jésuites dans les attentats anarchistes et parlait de certaines chemises de soie rouge qu’on aurait trouvées chez tous les perquisitionnés et qui leur avaient, certainement, été distribuées par les gens de l’Église !
À Kronstadt, d’ailleurs, les réactionnaires, s’ils étaient plus intelligents, auraient dû, dès le début, voir qu’ils n’avaient rien à espérer. Dans leurs lzvestia (organe du Comité Révolutionnaire Provisoire), les marins révoltés repoussaient énergiquement la calomnie et déclaraient nettement qu’ils n’avaient absolument rien de commun avec les généraux blancs.
Par leurs actes, d’ailleurs, les insurgés de Kronstadt ont montré leur complète indépendance. Manquant de tout, ils ont cependant refusé d’être ravitaillés par l’Entente. Ils ont de même refusé les secours en argent, près de 500’000 francs, que se proposaient de leur envoyer des financiers russes de Paris. De Paris également, une centaine d’officiers russes des armées réactionnaires ont envoyé, par radio, à Kronstadt, leurs offres de services ; on leur a répondu : “Restez où vous êtes, nous n’avons pas besoin de vous.”
D’ailleurs, tous ceux qui connaissent le mouvement révolutionnaire russe savaient, dès le début, à quoi s’en tenir. Les marins de Kronstadt étaient déjà, lors de la première révolution, celle de 1906, au premier rang du mouvement ; leur rôle fut très important dans celle de 1917. Ils se sont montrés d’une intransigeance absolue et d’une combativité extrême ; sous le gouvernement de Kerensky, ils proclamèrent la Commune de Kronstadt et réclamèrent leur autonomie. À cette époque, le gouvernement répugnait à la répression et on arriva à une entente. Trotsky disait alors, en répondant à certains arguments : “Oui, les marins de Kronstadt sont des anarchistes. Mais lorsque le moment de la lutte décisive pour la révolution arrivera, ceux qui vous poussent maintenant à la répression savonneront des cordes pour nous pendre tous, tandis que les marins de Kronstadt donneront leur vie pour notre défense”. Plus tard, lorsque les bolcheviks étaient les porte-paroles des revendications populaires (“la paix, la terre et tout le pouvoir aux soviets ouvriers et paysans”), les marins de Kronstadt contribuèrent plus que quiconque à leur donner la victoire. Et, au cours de ces dernières années, ce sont eux encore qui furent le rempart de Petrograd contre les armées réactionnaires. Et ils seraient devenus tout d’un coup agents des “blancs” ? Kronstadt, nid de la réaction ? Impossible.
Des renseignements, des documents de là-bas sont maintenant venus confirmer ce que nous sentions tous d’avance. Disons quelques mots sur la marche des événements eux-mêmes.
À la fin de février, des troubles éclatèrent parmi les ouvriers de Petrograd ; il s’agissait de questions de ravitaillement. Il y eut des grèves et, comme toujours, des arrestations de grévistes. Kronstadt, où le mécontentement contre le gouvernement était déjà grand, s’émut et décida de soutenir les camarades de Petrograd. Le mouvement prit aussitôt un caractère politique. Les pouvoirs du soviet de Kronstadt avaient depuis longtemps expiré, mais le gouvernement se refusait à autoriser de nouvelles élections, pour conserver le pouvoir à l’ancien soviet, bolcheviste. Ce n’était, d’ailleurs, qu’une des manifestations de cette dictature du parti communiste, dont les marins de Kronstadt avaient eu plus d’une fois à souffrir.
Une délégation fut envoyée par les marins à Petrograd, pour étudier la situation sur place et élaborer un plan d’action commune. À son retour,l’ordre du jour suivant fut voté, le 1er mars, par une assemblée des équipages des vaisseaux de ligne.
La même résolution fut proposée ensuite à l’assemblée générale des citoyens de Kronstadt, comprenant 16’000 personnes environ, et adoptée à l’unanimité. Elle devint alors comme une “charte” du mouvement. Le 2 mars, à une réunion des délégués des vaisseaux, des unités militaires, des ateliers et des syndicats ouvriers de Kronstadt (300 personnes en tout) fut nommé un “Comité Révolutionnaire Provisoire” chargé d’organiser les nouvelles élections, libres cette fois, au soviet local ; ce Comité fit paraître un journal quotidien, les lzvestia, et c’est lui qui nous renseigne sur les buts et le caractère du mouvement. Des extraits de ce journal ont été donnés par le journal Voila Rosati (Prague) et le bulletin Pour la Russie (Paris).
Dans un Appel aux ouvriers, soldats rouges et marins paru le 13 mars, ils disaient :
Ici, à Kronstadt, nous avons, dès le 2 mars, renversé le joug maudit des communistes et levé le drapeau rouge de la troisième révolution des travailleurs.Soldats rouges, marins, ouvriers, la révolutionnaire Kronstadt en appelle à vous.Nous savons qu’on vous trompe, qu’on ne vous dit pas la vérité sur ce qui se passe chez nous où nous sommes tous prêts à donner la vie pour l’œuvre sacrée de l’émancipation de l’ouvrier et du paysan.On cherche à vous convaincre qu’il y a, parmi nous, des généraux blancs et des popes.Afin d’en finir avec ces mensonges, nous portons à votre connaissance que le Comité Révolutionnaire Provisoire comprend les quinze membres suivants :1. Petritchenko, employé de bureau du vaisseau de ligne Petropavlosk ; 2. Jacovenko, téléphoniste du service de liaison de la zone de Kronstadt ; 3. Ossossov, mécanicien du vaisseau de ligne Sébastopol ; 4. Arkhipov, mécanicien chef ; 5. Perepelkine, électricien du Sébastopol ; 6. Patrouchev, électricien chef du Petropavlovsk ; 7. Koupolov, médecin auxiliaire ; 8. Verchinine, matelot du Sébastopol ; 9. Toukine, ouvrier à l’usine électrique ; 10. Romanenko, gérant des chantiers de réparation ; 11. Orechine, surveillant de la 3e école du travail ; 12. Walk, contremaître à la scierie ; 13. Pavlov, ouvrier à l’usine des munitions ; 14. Baïkov, chef du matériel roulant de la forteresse ; 15. Kilgaste, pilote.
Très caractéristique à cet égard est l’article « Pourquoi nous combattons ».
Un autre article intitulé “Les étapes de la Révolution”, paru dans le numéro anniversaire de la Révolution de 1917 (le 12 mars), développe cette idée que la Russie révolutionnaire a passé par deux périodes successives : celle où, pendant le Gouvernement Provisoire, elle mettait tous ses espoirs dans l’Assemblée Constituante, et celle de la domination du parti communiste.
Le parti communiste s’est emparé du pouvoir en écartant les paysans et les ouvriers au nom desquels il agissait... Un nouveau servage communiste est né. Le paysan devenait un simple manœuvre, l’ouvrier un salarié de l’usine de l’État. Les travailleurs intellectuels étaient réduits à zéro... Le temps est venu de renverser la commissarocratie. La sentinelle vigilante de la révolution, Kronstadt, ne dormait pas. Elle avait été au premier rang en février et en octobre. Elle a levé la première le drapeau de la révolte pour la troisième révolution des travailleurs... L’autocratie tsariste est tombée. L’Assemblée Constituante est devenue une chose du passé. La commissarocratie tombera, elle aussi. Le temps est venu du véritable pouvoir des travailleurs, du pouvoir des soviets.
Et voici un extrait de l’Appel au prolétariat mondial, du 13 mars :
Depuis douze jours, une poignée de véritables héros, d’ouvriers prolétaires, de soldats de l’armée rouge et de matelots, isolés du monde entier, a pris sur elle de supporter tous les coups des bourreaux communistes. Nous mènerons jusqu’au bout l’œuvre commencée de la libération du peuple opprimé par le fanatisme de parti, ou nous mourrons au cri de “Vivent les Soviets librement élus !” Que le prolétariat du monde entier le sache. Camarades, nous avons besoin de votre appui moral ; protestez contre les violences des autocrates communistes...
Fait à noter. Tout ce que nous avons dit du caractère du mouvement de Kronstadt est confirmé par les bolcheviks eux-mêmes. Un journal bolcheviste russe publié à Riga, le Novy Put, tout en propageant la fable de Kronstadt réactionnaire, publie imprudemment, dans son numéro du 19 mars, les lignes suivantes :
Les marins de Kronstadt sont, dans leur ensemble, des anarchistes. Ils ne sont pas à la droite, mais, au contraire, à la gauche des communistes. Dans leurs derniers radios, ils proclament : “Vive le pouvoir des Soviets !” Pas une fois ils ont crié : “Vive la Constituante !”. Pourquoi se sont-ils levés contre le gouvernement soviétique ? Parce qu’ils ne le trouvent pas suffisamment soviétique ! Ils proclament les mêmes mots d’ordre, mi-anarchistes, mi-communistes, que les bolcheviks eux-mêmes avaient lancés, il y a trois ans et demi, au lendemain de la révolution d’octobre.Dans leur lutte contre le gouvernement soviétique, les insurgés de Kronstadt parlent de leur haine profonde pour les “bourgeois”, pour tout ce qui est bourgeois. Ils disent : le gouvernement soviétique s’est “embourgeoisé”, Zinoviev est “repu”. Ici, nous avons à faire avec une rébellion de gauche et non une rébellion de droite.
L’insurrection de Kronstadt est – momentanément du moins – vaincue. Nous ne savons pas quelle répercussion elle aura eue en Russie, tout en sentant une communauté d’esprit entre elle et toutes ces révoltes paysannes et ouvrières qui, dans les mêmes jours, ont agité et agitent encore les divers coins de la vaste Russie. Mais il s’en dégage pour nous une conclusion certaine. La Russie révolutionnaire brûle les étapes. Elle ne s’est presque pas attardée à une émancipation purement politique et au culte du suffrage universel, posant aussitôt le grand problème social. Maintenant, c’est l’étatisme centralisateur de la social-démocratie qui s’écroule.
Les soviets, tels qu’ils se dessinent dans l’esprit de la masse, représentent la décentralisation et l’autonomie extrêmes. Reste la grande question, la plus difficile, la plus grave : celle de l’organisation de la production non par l’État, mais par les producteurs [1].