Pensées politiques Thème du mois

Sur la difficulté (surmontée) à se rencontrer, à s’élargir avec Fatima Ouassak

Ce mois-ci, renversé invite le groupe Lecture & Formation, qui est une composante du centre de luttes autonomes Le Silure, à Genève. Il se réunit une semaine sur deux, depuis une année environ, pour partager des lectures et des tentatives d’écritures. En ce moment, le groupe se concentre sur le thème des obstacles à un projet politique hégémonique et sur la question de la pertinence d’un tel projet.

France |

Avec les textes d’Aurore Koechlin et de Fatima Ouassak, nous voulions réfléchir à l’obstacle de l’entre-soi et de la difficulté de l’élargissement. Pour penser un projet hégémonique, il est nécessaire de parvenir à élargir les luttes, à créer des dynamiques de rencontre. Un obstacle lié est celui de l’individualisation du politique et la manière dont les groupes en arrivent à exclure sur certaines bases. Comment nous rendre conscient·e·s de nos mécanismes d’inclusion et d’exclusion ?

Les deux textes nous sont apparus comme très complémentaires en nous donnant à penser l’articulation entre les luttes dans la pratique et la possibilité de leur universalisation (pour reprendre un terme que Ouassak utilise). Tandis qu’une des grandes forces des textes de Ouassak est de montrer qu’il est possible de gagner quelque chose collectivement, tout en projetant cette lutte sur la longue durée, celui de Koechlin nous invite à penser les conditions de possibilité de l’élargissement en identifiant les facteurs d’empêchement à travers un bilan des luttes féministes. Un point commun entre les deux textes est une attention particulière accordée aux luttes passées, soit pour souligner l’importance de s’en saisir et de s’y référer (Ouassak), soit pour les appréhender de manière critique (Koechlin).

Fatima Ouassak et La puissance des mères

Nous avons lu et discuté plusieurs extraits du livre de Fatima Ouassak, La puissance des mères. Pour un nouveau sujet révolutionnaire, paru en 2020. Politologue et descendante d’une famille ouvrière immigrée, Ouassak revient dans ce livre sur son expérience dans le Front des mères en France. L’ouvrage constitue une sorte de manifeste fondateur de ce collectif de parents d’élèves dans un quartier populaire. Son essence est clairement politique puisqu’il cherche à donner une marge de manœuvre et des possibilités de lutte à ses membres – souvent en position marginalisée dans la société - à travers l’action collective.

« Le Front des mères traduit la volonté de plus en plus partagée par les habitants des quartiers populaires de mobiliser leurs familles comme espaces-ressources et levier politique, dans un environnement social et politique perçu comme de plus en plus hostile. » (p. 109)

Sa vocation est de construire une action syndicale qui mutualise les expériences de différents collectifs en passant par le niveau national pour contrer les discriminations institutionnelles subies par les membres et leurs enfants, notamment à travers l’école. Ouassak explique (pp. 108-113, voir l’extrait) pourquoi l’usage du terme « mères » plutôt que « parents » est important du point de vue politique, même si tous les membres du Front des mères ne sont pas des mères.
Ouassak entend avec le Front des mères « proposer des alternatives opérationnelles. Elle souligne à un moment l’importance de se demander : « de quoi avons-nous réellement besoin ». C’est à la fois une critique de l’écologisme bourgeois (de quoi on a besoin maintenant et pas en 2050) et une question profondément écologiste (cibler l’essentiel).

Un autre aspect qui nous a beaucoup intéressé·e·s est l’ancrage fort dans le local lié à une perspective internationaliste d’une lutte sans médiation. Le point de départ se situe dans les quartiers, comme espaces de vie quotidienne : « On doit défendre nos terres, les territoires où vivent et grandissent nos enfants, nos familles. Pourquoi continuer à laisser des gens qui n’ont rien à voir avec nos réalités sociales et politiques nous gérer ? Au nom de quoi ? Pourquoi laisserait-on ces gens parler en notre nom, parler à notre place ? » (p. 235)
La mobilisation du Front des mères a en effet vocation à s’élargir :

« Si nous sommes parties de luttes très circonscrites en apparence, nous avons été amenées à élargir peu à peu notre combat à toutes les questions sociales et écologiques qui concernent nos enfants, au fur et à mesure des années et des drames vécus par les membres du collectif. » (p.75)

Enfin, un autre aspect très réjouissant de son texte est de montrer les victoires concrètes des luttes et la manière dont elles suscitent d’autres mobilisations et leur servent d’appui. En créant, à l’origine, un espace de solidarité entre mères, les membres du Front ont aussi produit des outils , des pratiques et des valeurs qui guident leur fonctionnement et qu’elles peuvent transmettre à d’autres groupes mobilisés sur des questions similaires, car les problèmes rencontrés sont souvent les mêmes : discriminations à l’école, violences policières, injonctions faites aux « mamans » de garder leurs enfants à la maison pour éviter la délinquance…

Nous vous partageons ici le texte d’appel du Front des mères publié en 2016. En bas de l’article, vous trouverez les chapitres « gloire à nos victoires » et « le Front des mères : stratégies, objectifs, moyens » auxquelles nous faisons référecence plus haut.

« Appel du Front de mères »,

17 décembre 2016
Appel pour des « États généraux des familles, contre les discriminations à l’école, pour réfléchir et travailler à un plan d’actions concrètes en matière d’éducation et de transmission », qui ont effectivement eu lieu les 24 et 25 mai 2017 à Montreuil.

Nous sommes, pour beaucoup d’entre nous, inquiets, voire angoissés dès qu’on évoque l’école. Et pour cause !
Nos enfants fréquentent des établissements qui n’ont pas les moyens de fonctionner, avec des taux records de professeurs absents et non remplacés, des taux records de professeurs mal formés.
Nos enfants fréquentent des établissements où ils sont stigmatisés et humiliés par certains enseignants, prêts à partir en croisade contre une jupe longue ou un début de barbe suspecte.
Nos enfants sont traumatisés par des conflits d’autorité entre leurs parents et l’école, lorsque par exemple leurs parents leur demandent de ne pas manger la viande imposée dans leur assiette, alors que l’institution les incite, voire les oblige à la manger.
Nos enfants apprennent à l’école à ne pas respecter les valeurs que nous essayons de leur transmettre.
Nos enfants nous regardent quand nous sommes sermonnés et infantilisés par les enseignants.
Nos enfants assistent aux humiliations que nous y subissons, notamment lorsque nous sommes voilées et qu’on nous interdit de les accompagner en sortie.
Nos enfants apprennent à l’école à avoir honte de leurs mères.
Nos enfants apprennent très tôt la hiérarchisation raciale.
Nos enfants comprennent très tôt que l’école a un problème avec leurs cheveux quand ils sont crépus, avec leur langue maternelle si elle est africaine, avec leur religion quand c’est l’islam.
Nos enfants subissent des programmes scolaires où les peuples dont ils sont issus sont infantilisés, diabolisés ou invisibilisés.
Nos enfants apprennent à l’école à avoir honte de ce qu’ils sont.
Cette manière dont l’école traite nos enfants n’est pas accidentelle. Les discriminations qu’ils subissent ont une fonction : les résigner à occuper les postes les plus précaires, les plus mal payés, aux conditions de travail les plus difficiles.
Si notre enfant rêve d’avoir un jour un « beau métier », valorisé socialement, tout un système d’orientation se met en place, de la maternelle au collège, à travers les appréciations, le système de notations et les préjugés, pour l’en dissuader, et l’amener, étape par étape, vers des filières conduisant à des métiers à très faible valeur sociale.
Nos enfants sont éduqués à l’école de manière à ce qu’ils deviennent plus tard une main-d’œuvre malléable et bon marché, sans se plaindre. Mais ils sont aussi éduqués de manière à ce que même lorsque, exceptionnellement, ils font de brillantes études et qu’ils occupent des postes à responsabilité, ils restent à leur place, ils font allégeance et ils courbent l’échine.
La manière dont l’école nous traite, nous parents, n’est pas accidentelle non plus.
Nos familles, le lien que nous avons à nos enfants, la transmission que nous leur devons, nos racines, nos langues et nos religions sont des ressources pour nos enfants. Tout est fait pour casser cette famille-ressource qui permettrait à nos enfants de mieux résister. Isoler pour mieux écraser.
Comment empêcher que nos enfants soient ainsi brisés par l’école ? Pour sauver nos enfants, nous ne pouvons pas nous contenter de stratégies individuelles ! Car, avec ces stratégies individuelles, notre enfant sera amené à courber l’échine toute sa vie durant, et ce ne sera jamais suffisant.
Qu’elle soit caissière ou ministre, téléconseillère ou avocate, notre fille subira le racisme.
Qu’il soit chômeur ou chirurgien, livreur ou ingénieur, notre fils subira le racisme.
À quoi sert d’élever notre fille comme une reine, si la société dans laquelle elle grandit considère les personnes qui lui ressemblent comme des êtres inférieurs ?
En réalité, soit nous, parents noirs, arabes et musulmans gagnons ensemble. Soit nous perdons ensemble, et aucun de nos enfants ne sera épargné, y compris les quelques-uns qui auront atteint les classes moyennes et supérieures, car qui peut prétendre qu’on peut être heureux en étant honteux et aliéné ?
Évidemment, nous voulons que nos enfants réussissent à l’école, y aient de bons résultats et s’y épanouissent. Mais nous devons refuser de choisir entre réussite scolaire et dignité. Nous devons le refuser pour nos enfants, parce que nous les aimons et que nous voulons ce qu’il y a de mieux pour eux, réussir et s’aimer soi-même, réussir et aimer les siens, réussir et avoir confiance en soi, réussir et rester digne.
Parce que nous aimons nos enfants,
Parce que nous voulons mettre hors d’état de nuire le système raciste qui les détruit,
Parce que nous voulons leur transmettre tout ce qui pourra les rendre plus forts, à commencer par notre dignité,
Parce que nous voulons les éduquer à travers des valeurs d’égalité, de justice et de bienveillance,
Parce que nous savons que sans lutte politique et collective, ce combat-là est vain,
Nous avons créé le Front de mères pour réfléchir et travailler ensemble à un plan d’actions concrètes.
Collectifs locaux de parents, rejoignez-nous !

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