Répression - Enfermement

Crimes & Peines, résumé (4/4)

Le 29 septembre dernier, Gwenola Ricordeau est venue présenter son dernier livre « Crimes et Peines. Penser l’abolitionnisme pénal » à Genève, invitée par le Silure et live-streamée par radio-40. Voici le résumé du dernier chapitre du livre, la conclusion.

Pour lire les autres résumés du livre, clique ici pour la 1re partie, ici pour la 2e partie, et ici pour la 3e partie. Dans cet article, c’est la conclusion du livre qui est résumée.

Lire Christie, Hulsman et Morris aujourd’hui [1]

Il y a plusieurs intérêts à lire ces 3 auteurices aujourd’hui. Ne serait-ce que pour remettre en question l’idée répandue que le système pénal a un réel impact sur la criminalité. On peut aussi se demander quel est le bilan politique de cette « première vague » du mouvement abolitionniste, qui s’est confrontée, au-delà des textes et idées, à la réalité de l’époque, c’est-à-dire au durcissement des politiques pénales, au développement de l’ « industrie de la punition », et au néolibéralisme croissant des années 1980. Ce qui est sûr, c’est que ces auteurices ont contribué à remettre en cause le fait que le crime soit considéré comme une catégorie pénale. Bref, ici il s’agit d’un résumé très bref de ce qu’a été l’abolitionnisme pénal, ce qu’il est maintenant, à quoi il s’est heurté, quelles ont été ses avancées, et quelles sont ses perspectives stratégiques actuelles.

La pensée abolitionniste mise à l’épreuve

Depuis que la pensée abolitionniste s’est formée, beaucoup de critiques ont été portées. La plus fréquente est celle de la « naïveté » : "un monde sans prison c’est utopiste, pas tous les criminels ne sont de bonne foi, que faites-vous des violeurs, et les terroristes alors, et les crimes de masses", etc. C’est assez ironique de traiter les abolitionnistes pénaux de « naïfs » et « naïves » alors que la justice classique, malgré tous ses tribunaux et ses prisons, n’a jamais réussi à régler quoi que ce soit au sujet de la criminalité. En plus, elle entretient et véhicule le mythe que les prisons sont efficaces pour lutter contre le crime, ce qui est parfaitement faux. On se demande bien qui sont les naïf.ve.s dans cette affaire.

On se demande bien qui sont les naif.ve.s dans cette affaire.

En plus, les abolitionniste pénaux ont parfaitement réfléchis à ces questions. C’est même précisément à partir de leurs critiques de la justice pénale qu’ils et elles ont développé la justice restaurative puis la justice transformative. La justice transformative est elle-même issue des critiques faites à la justice restaurative : incapacité de répondre à certaines dynamiques propres aux violences domestiques, professionnalisation et bureaucratisation, ou encore institutionnalisation de la justice restaurative dans la justice pénal classique sans pour autant changer, affaiblir ou abolir le système pénal.

Les abolitionnistes pénaux ont donc parfaitement réfléchis à ces questions, les ont dépassées une première fois en proposant la justice restaurative, puis une deuxième fois en rectifiant le tir avec la justice transformative.

Perspectives stratégiques de l’abolitionnisme pénal

La « première vague » des abolitionnistes pénaux a proposé 2 types de stratégies pour le mouvement, qui sont encore en grande partie d’actualité.

La 1re est la stratégie des « réformes négatives ». Il s’agit de mettre en place et soutenir les réformes qui réduisent le pouvoir du système pénal actuel et de ses institutions, pour arriver à son démantèlement. C’est ce que prône le collectif Critical Resistance aux Etats-Unis, organisation cofondée par Angela Davis. C’est cette stratégie qui a été reprise dernièrement après la mort de George Floyd, avec le mouvement Defund the police, où il s’agit de « désinvestir » la police, soit lui couper ses sources de financement.

La 2e est la stratégie « gradualiste ». Il s’agit d’empêcher la construction de nouvelles prisons, puis d’arrêter d’infliger des peines d’enfermements pour certains types d’infractions (« civiliser » les infractions [2]), et enfin de « décarcéraliser » (libérer un maximum de détenu.e.x.s). Dans cette stratégie il y a aussi des mouvements de « décriminalisation » (arrêter de considérer un comportement comme une infraction), de « dépénalisation » (un crime devient un délit, donc moins grave), et de « déjudiciarisation » (transférer la compétence de gérer une situation à une autre institution que celles du système pénal, comme le secteur social ou médical par exemple).

Penser en abolitionniste, c’est se méfier des « alternatives ».

A côté et au sein des abolitionnistes, il y a eu des gens qui ont pensé aux « alternatives » à la prison. Pourtant, beaucoup ont critiqué la promotion de ces modes d’enfermements alternatifs, précisément parce qu’ils restent des modes d’enfermement. Les « alternatives », c’est aussi la porte ouverte à la « psychologisation » des auteur.ices, ce qui n’est pas souhaitable. Comme l’a dit Ricordeau lors de sa présentation, il y a des liens forts entre système pénal et système médical aux Etats-Unis, et particulièrement des tendances à psychologiser auteur.ices et victimes. Par exemple, certains polices états-uniennes travaillent étroitement avec la sphère de l’intervention sociale, notamment pour la « gestion » des personnes handicapées. Le mouvement Defund the police veut réduire le budget de la police, soit ; mais il est à craindre que ce budget sera alors alloué au secteur social qui travaille déjà avec la police. En d’autres termes, on enverra des travailleureuses sociales à la place des policier.ère.s pour « gérer » des populations ou des « types de personnes ». En clair, ça restera des interventions, mais sans uniformes. Et on sait très bien les dommages sur la vie des gens que produisent les interventions du système pénal-médical. C’est pour ça que pour Ricordeau, penser en abolitionniste c’est se méfier des « alternatives » à la prison.

Ce qu’il faut abolir

Si les revendications des mouvements abolitionnistes étaient portées contre l’ensemble du système pénal, la réalité est que ces mouvements se sont surtout concentrés sur les luttes contre les prisons et autour des prisonnier.ère.s. Or, en se concentrant sur les luttes anti-carcérales, on oublie tout un pan du système pénal, en commençant par le fait que toutes les personnes judiciarisées ne sont pas incarcérées. Lutter contre les prisons et avec les prisonnier.ères c’est nécessaire, mais ce n’est pas suffisant. Comme l’a montré Christie dans son article, il faut aussi se battre contre la professionnalisation et la bureaucratisation qui entourent le système pénal et qui rendent les victimes comme les auteur.ices de simples spactateurices de leur procès. Dans ce sens, le mouvement pour la « défense libre » (qui prône une défense "libérée" des professionnel.les, donc des avocat.es lors d’un procès) a été important en France dans les années 1970-1980 [3].

Lutter contre les prisons et avec les prisonnier.ères c’est nécessaire, mais ce n’est pas suffisant.

Cela dit, si la question de l’abolition de la police a réémergée assez fortement après la mort de George Floyd, elle n’est pas non plus nouvelle. On trouve déjà ces réfléxions dans le mouvement de libération africain-américain et au sein du Black Panthers Party, bien avant qu’elle soit abordée par les criminologues de la “première vague”.

Actualité de l’abolitionnisme pénal

La “première vague” de l’abolitionnisme a été largement influencée par les juristes et criminologues, soit principalement des hommes blancs universitaires. L’abolitionnisme pénal d’aujourd’hui est beaucoup plus varié et beaucoup plus riche. Cette poignée de personnes a laissé place aux organisations directement issues des communautés les plus impactées par le système pénal (en tous cas aux Etats-Unis). Les personnes issues de minorités éthniques et en particulier des femmes africaines-américaines, comme Angela Davis, Ruth Gilmore ou Mariame Kaba, ont permis une extension de la réfléxion et de la lutte contre le système pénal.

Ce renouvellement des acteurices s’est accompagné d’un renouvellement de ses thématiques. Actuellement, l’abolitionnisme pénal s’appuie sur 3 axes de réflexions : le capitalisme, la race, le genre et la sexualité.

Capitalisme & système pénal
Système pénal et capitalisme ont été articulés autour du concept de complexe carcéro-industriel à partir des années 2000, notamment popularisé par le collectif Critical Resistance aux Etats-Unis. Ce renouveau a permis de redéfinir la cible de l’abolitionnisme pénal (plus seulement l’Etat, mais aussi d’autres acteurs économiques) et ses stratégies (le mode d’action n.1 est de s’opposer à la construction de nouvelles prisons). D’autres réfléxions croisées sont abordées dans le livre de Jack Wang, Capitalisme carcéral.

Race et système pénal
Les réflexions entre système pénal et race ont également évoluées. Même si la “première vague” avait pensé le caractère inégalitaire du système pénal du point de vue de la race, les nouvelles contributions ont permis de voir le système pénal comme la continuité du système esclavagiste. Les mouvements abolitionnistes ont de plus en plus pensé leur action dans ce sens. D’ailleurs, de plus en plus de réflexions autour de l’eurocentrisme et du suprématisme blanc ont eu lieu au sein du mouvement abolitionniste, y compris dans le rôle des pays occidentaux de diffuser des modèles carcéraux dans le monde.

Genre et sexualité & système pénal
Une source majeure du renouvellement de la pensée abolitionniste a été les contributions de la pensée féministe et queer au débat. Les questions de violences sexuelles ainsi que de violences faites aux femmes ont pris une importance majeure, en tout cas en Amérique du Nord. Ici, Gwenola Ricordeau ne développe pas plus ce point, car c’est le thème principal de son avant-dernier livre, Pour elles toutes. Femmes contre la prison.

Pour Ricordeau, le débat actuel de l’abolitionnisme pénal doit s’accompagner de deux nouvelles thématiques. Les luttes antivalidistes d’un côté, et notamment celles portées par les personnes handicapées, et la question de l’environnement de l’autre, par la remise en question des conséquences écologiques des prisons ou du “greenwashing” qui s’y fait en ce moment.

Pour un abolitionnisme pénal radical

L’abolitionnisme pénal a connu de nouvelles et nouveaux acteurices, de nouvelles thématiques, a élargit son domaine de réflexion et son champ de lutte. De plus en plus de personnes et de forces politiques se sont emparées de la question, ce qui a permis à l’abolitionnisme pénal de sortir des murs étroits de l’extrême-gauche. Cela dit, il faut prendre la mesure de ce que l’on prône. L’abolition du système pénal est une lutte radicale qui appelle des questions et des modes d’actions radicales. Si l’abolitionnisme pénal a réussi à se débarasser des criminologues (même si certain.e.xs sont intéressant.e.x.s), le mouvement doit maintenant se garder des réformistes de tout poil. En ce sens, deux questions peuvent nous aider à garder le cap d’un abolitionnisme pénal radical. La première : “qui est le sujet politique de l’abolitionnisme ?”, et la deuxième : “peut-on abolir le système pénal sans faire la révolution ?”. Si la première question doit sans cesse être reposée, la réponse à la deuxième doit être claire et tranchante.

P.S.

Pour lire le résumé de la première partie du livre, voir : Crimes & Peines, résumé (1/4). Pour lire le résumé du deuxième chapitre, voir : Crimes & Peines, résumé (2/4). Pour lire re résumé du troisième chapitre, voir : Crimes & Peines, résumé (3/4).

Notes

[1Pour rappel, Nils Christie, Louk Hulsman et Ruth Morris sont les trois auteurices des textes présentés par Ricordeau dans son livre. Les résumés sont retrouvables en haut de cet article ou dans le PS.

[2« Civiliser » les infractions signifie faire passer certains types d’infractions du droit pénal au droit civil, comme par exemple la consommation ou la vente de stupéfiants.

[3Il existe des brochures de ce mouvement disponibles à l’infokiosques de Genève, horaires consultables sur les lettres d’info du Silure publiées chaque mois sur Renversé.

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