La lecture d’un entretien de Fatima Ouassak pour la revue Ballast a motivé l’écriture du présent texte. Immédiatement, un extrait en particulier fit écho en moi, étant traversé, obsédé même, par d’innombrables réflexions sur la parentalité, et notamment la paternité afrodescendante. Sont également entrées en résonance quelques discussions entreprises de longues dates avec des camarades, principalement noirs et arabes, femmes comme hommes. Nous regrettions que soient étouffées nos aspirations à faire de la famille une question politique positive dans les divers milieux militants que nous investissions en occident, et ce pour des raisons très différentes en fonction des réseaux fréquentés [1]. Avant de poursuivre, voici donc le passage qui a retenu mon attention :
Ballast : historiquement, le féminisme est rarement associé à la valorisation de la maternité, surtout dans notre famille politique !
Fatima Ouassak : Clairement. Du fait de l’idée que les femmes ne doivent pas être réduites à leur rôle de mères. La maternité n’est généralement pas pensée par le féminisme : on se retrouve sans outils. Pour ma première grossesse, j’avais fait savoir à l’hôpital public que je ne voulais pas de certaines pratiques obstétricales et on n’a pas respecté ma volonté. En plus, à cause de ça, j’ai eu de très fortes douleurs pendant plusieurs semaines et on m’a donné un placebo : la femme arabe qui exagère… Pour mon second enfant, j’ai accouché ailleurs, dans une maternité plutôt bobo : rien à voir ! Je n’ai pas été considérée de la même manière. Je ne vous parle même pas de la manière dont les femmes rroms étaient traitées dans le premier établissement — c’était répugnant. J’ai donc commencé à réfléchir à la mère comme sujet politique féministe à partir de ces expériences. Ce féminisme majoritaire défiant à l’endroit de la maternité est très occidental. Aminata Traoré, que j’avais invitée en 2018 pour une journée consacrée au 8 mars, pose la question en sens inverse : arrêtons de nous réduire à notre statut de femmes, nous sommes aussi des mères !
(c’est moi qui surligne)
Et voilà que se trouve renversé de façon magistrale un questionnement pour l’instant saturé d’approches eurocentrées dans les milieux de gauche occidentaux, même dits antiracistes. S’il est ici question en particulier de maternité, et qu’il est vrai qu’elle a ses spécificités en raison de l’oppression des femmes, permettez-moi d’y voir l’enjeu plus global de la parentalité sous hégémonie occidentale pour des populations en proie au colonialisme ; thème investi notamment par des parents, et même par des militants qui n’ont pas d’enfants eux-mêmes, dans le cadre du panafricanisme. En atteste entre milles autres exemples l’organisation en deux actes des Etats Généraux de l’éducation de l’enfant afrodescendant (EGEEA). En effet, que transmettre à des enfants élevés en occident, de même que dans les grandes capitales du Sud, là où les cultures non européennes sont méprisées, les histoires falsifiées à la gloire des colons et où règne le tout-marchand ? Mais avant tout cela, comment simplement construire des familles, quand on vous prive des moyens symboliques et matériels pour y parvenir de façon stable ?
Se positionner comme « mères »
S’il est vrai que j’ai de moins en moins envie d’écrire sur le racisme des formations politiques occidentales, trouvant désormais peu d’intérêt à rester prisonnier de l’opposition à elles, lire cet entretien m’a rappelé les nombreuses fois où partager sur la page facebook de ce blog un article du Front de Mères [2] occasionnait systématiquement des reproches d’au moins un ou une militante de gauche. En cause, l’usage de la catégorie « mères » qu’ils et elles jugent « essentialistes » et « familialistes ». J’ai même eu vent d’invectives subies par des militantes de l’immigration s’étant positionnées comme « mères » lors de conférences politiques à Paris. Pourtant, reconnaître l’origine bourgeoise et européenne de la famille patriarcale moderne ne devrait empêcher de saisir le rôle protecteur que peuvent recouvrir les arrangements familiaux pour des prolétaires ou des peuples colonisés. La destruction des modèles sociétaux, familiaux inclus, des peuples colonisés a toujours été un enjeu pour le colonialisme. En témoigne les obsessions répétées d’hommes politiques occidentaux pour le taux de natalité en Afrique, à l’image par exemple de Macron [3] En témoigne aussi l’histoire documentée des interdits sur l’avortement pour les femmes blanches en Europe ou en Amérique du Nord, par les mêmes Etats impérialistes qui stérilisaient par endroit des femmes colonisées (caribéennes, réunionnaises, afrodescendantes et autochtones des Amériques du Nord ou du Sud) [4]. Phénomène que l’on retrouve également sous une forme plus sournoise lorsque des femmes blanches, plutôt jeunes, font face à des résistances de la part de gynécologues pour la pose de stérilets, en comparaison des femmes non blanches invitées plus fréquemment à user de contraception. C’est pourquoi, à rebours des approches communistes ou féministes occidentales, des sujets tels que la parentalité et la famille ne peuvent être appréhendés uniquement sous l’angle des contraintes qu’ils font peser, mais se pensent aussi à partir des barrières structurelles empêchant d’y accéder, notamment en assurant les besoins de tous les membres. Les mobilisations en tant que « mères » mettent notamment en exergue les difficultés rencontrées, particulièrement par celles qui élèvent seules leurs enfants. Les familles monoparentales le plus souvent assumées par des femmes, font partie des familles statistiquement plus pauvres [5] et vivant dans les ZUS (zones urbaines sensibles) [6].
Se positionner comme « pères »
Loin d’être « essentialiste » puisqu’il questionne le « devenir mère » quand le racisme et la pauvreté vous prennent tout, le positionnement comme « mère » invite en creux à s’interroger sur ce qui produit l’absence des « pères », avec autres choses que les approches racistes et pleines de mépris de classe, faisant par exemple des hommes afrodescendants issus des sociétés post esclavagistes des démissionnaires par excellence, à cause de supposés « défauts » imputables à leur « culture » ou à leur « comportement ». C’est pourquoi à côté de ces « mères », il y a aussi un pendant masculin, en particulier afrodescendant (caribéen et américain) à cette revendication de parentalité. Nos sociétés post esclavagistes afrodescendantes sont matrifocales, ce qui signifie que même s’il s’y trouve aussi hélas de la violence conjugale, sexuelle, que sur le marché du travail les femmes assument plus les temps partiels, qu’elles sont plus au chômage [7], que les représentations sont aussi marquées par la culture du viol etc, malgré tout, la famille n’est pas construite sur la domination d’un « père », mais s’organise autour de la « mère » [8]. Le patriarcat n’est qu’une des formes de l’hégémonie masculine. Ainsi la « lutte contre le patriarcat » est parfois un slogan décalé en contexte matrifocal, bien que les oppressions sexistes demeurent. Et dans ce contexte-là, on ne se bat pas pour que les pères soient moins écrasants de leur présence assurée par une position historique de chef tout puissant, mais au contraire, on plaide pour qu’ils aient plus de place ; aussi bien côté hommes que côtés femmes, bien que les termes de la demande et les griefs adressés aux un(e)s et aux autres diffèrent…Quoiqu’il en soit, voilà pourquoi, entre autres exemples, de nombreuses chansons populaires de dance hall et rap caribéennes contiennent des propos valorisants les pères actifs [9]. De nombreuses conférences et publications en Caraibe posent aussi cette question de la place des pères, et seule une lecture eurocentrée pourrait y voir une once de « masculinisme », plutôt que le résultat du contexte post esclavagiste [10]. En occident maintenant, mais toujours chez des afrodescendants survivants des fers de l’esclavage, on trouvera sur les réseaux sociaux une multitude de pages afro américaines valorisant les pères noirs sur lesquels un ensemble de représentations et de déterminismes sociaux négatifs pèsent (incarcération, chômage etc) [11]. Et bien sûr, comme en Caraïbe, le rap afro-américain est lui aussi rempli de références aux obstacles posés par le racisme à l’épanouissement de la paternité noire. De même, les rappeurs, élevés au rang de modèles pour de nombreux jeunes, sont souvent invités à dire ce que signifie pour eux « être père » [12].
Réaffirmer des filiations dans le cadre de projets de libération
En tant qu’Afrodescendants, nous avons été arrachés à nos arrangements familiaux ouest-africains, pour être ensuite produits par l’univers destructeur que fut l’esclavage et les multiples résistances obstinées que nous lui avons opposées. Résultat, nous – et dans d’autres mesures, les autres colonisés, avec leur contexte, héritages et transformations propres – sommes ainsi dans une forme d’entre-deux : nous n’avons ni nos familles traditionnelles et les sociétés d’origine dans lesquelles elles prenaient sens, ni la possibilité de construire des familles selon le modèle occidental patriarcal pour des raisons aussi bien symboliques que matérielles. Que dire aussi de ce que révèle l’adoption internationale sur la parentalité volée aux parents pauvres du Sud pour rendre parents de riches occidentaux. Voilà pourquoi, contre toutes les approches eurocentrées, nous pouvons aussi – le mot important est « aussi », suggérant qu’il s’agit d’une option politique et non d’une injonction – revendiquer politiquement d’être des mères, des pères, mais également des enfants de. De ceux que l’on tue, que l’on incarcère, que l’on brise par les migrations, que l’on exploite dans les métiers du bas salariat féminin ou masculin, et que l’on stigmatise comme mauvais parents : mères voleuses d’allocs ou pères trop patriarcaux quand ils sont Africains ou à l’inverse démissionnaires lorsqu’ils sont Afrodescendants, et bien sûr, tous jugés trop brutaux, pas assez aimants, pas assez ouverts d’esprits, etc. Revendiquer ces filiations en tant que pères, mères ou enfants, revient à célébrer les liens qu’une machine capitaliste et coloniale n’a de cesse de briser et contre laquelle nous résistons tant bien que mal. Parce que la famille est un lieu politique que nous pouvons investir [13]. pour s’émanciper du colonialisme, et penser un projet de souveraineté notamment panafricaine pour ce qui me concerne.
Conclusion
Puissions-nous donc nous engager dans les milieux politiques où des questions aussi centrales ont pleinement droit de cité, pas seulement en brandissant des postures glorifiant la famille par opposition aux blancs de gauche qui la détestent, mais en nous inscrivant dans la construction longue, minutieuse de projets politiques identifiables et alternatifs pour les peuples africains et afrodescendants. La construction des Etats-Unis d’Afrique figure parmi les champs à labourer, mais d’autres terrains à plus moyen terme méritent tout autant d’être travaillés (évolution statutaire pour la Gwadloup, consolidation d’organisations pancaribéennes, etc). Ces projets permettent notamment de ne plus discuter de ces sujets « en l’air », mais oblige à penser les prémices de ce que peuvent être les cadres légaux encadrant les familles dans une Gwadloup autonome ou indépendante, dans une fédération pancaribéenne, ou encore à terme, dans un Etat fédéral panafricain, puisant sans honte aucune, tant dans les multiples héritages détenus sur le continent, que dans les outils dont nous disposons aujourd’hui, dès lors qu’ils se révèlent pertinents pour nous.
Ici, l’illustration principale de l’article est un morceau d’une peinture de Pamela Phatsimo Sunstrum.