L’article qui suit est un résumé du 1er chapitre du livre “Trap. Rap drogue, argent, survie”, paru en 2021 aux éditions Audimat et Divergences.
Sombrer droit : la vie des personnes noires à l’intersection du Hip-Hop et de l’industrie pharmaceutique [1]
La trap et la lean
La lean est un cocktail violet à base de sirop pour la toux, mélangé à de la prométhazine et de la codéine (uniquement sur ordonnance aux USA), avec du sodas, du sucre et des bonbons. Les effets de cette boisson addictive sont l’euphorie, les hallucinations, l’engourdissement. C’est de là que vient le terme : la lean met au ralenti, d’où l’utilisation du terme qui signifie à la base tanguer, s’incliner.
Comme on l’a vu dans l’article précédent, la drogue occupe une place centrale dans la trap music. La lean ne fait pas exception. Tout l’album DS2 (Pour Dirty Sprite 2) de Future, artiste phare de la trap américaine actuelle, est une ode à la lean. Le sprite, c’est la boisson utilisée pour préparer la lean. L’album s’ouvre sur le bruit de préparation de la lean sur le morceau Thought It Was A Drought. Son clip de Codeine Crazy donne un aperçu des effets visuels et sonore de la lean. D’ailleurs il ne cache pas son addiction : dans Thought It Was A Drought, il dit : I just took a piss and I see Codeine coming out/We got purple Actavis, I thought it was a drought [2], et dans Codeine Crazy : I’m addict and I can’t even hide it [3].
Le son de la lean, c’est le chopped & screwed [4], apparu à Houston dans les années 90’ avec DJ Screw, popularisé dans les années 2000 avec Back Then de Mike Jones, réaffirmé en 2011 par A$AP Rocky avec sa mixtape Live.Love.ASAP. Puis, l’immersion de la lean dans la trap music s’est faite de manière plus explicite, avec les revendications de toxicomanie de certains trappeurs comme Future ou Lil Wayne.
Les paysages sonores de la lean se sont imposés alors que l’alliance du néolibéralisme et de l’industrie pharmaceutique enserre les modes d’existence propres aux personnes noires.
Pourtant l’implication mutuelle de la trap et de la lean n’ont rien d’anodin. Le but de cet article est d’examiner l’idée selon laquelle ces médicaments permettraient, en induisant des états altérés productifs, de contrer les réalités violentes d’un quotidien particulièrement noir. Les paysages sonores de la lean se sont imposés alors que l’alliance du néolibéralisme et de l’industrie pharmaceutique enserre les modes d’existence propres aux personnes noires. Essayer de voir comment le son de la lean explore et entremêle les discours sur la race, sur le travail et sur les drogues, c’est aussi s’interroger plus largement sur les méthodes subtiles et discrètes par lesquelles l’État néolibéral produit et contrôle la conscience noire elle-même.
Réalité des corps noirs
La consommation de lean par les artistes de la trap n’a rien de banal ; au contraire, et malgré les risques importants pour la santé [5], les trappeurs continuent d’en prendre. Juste envie de se défoncer ? Non. La consommation de lean dans la trap semble bien plutôt répondre aux logiques d’un capitalisme avancé et concurrentiel dans l’industrie musicale, qui pousse les artistes à d’importants excès, tandis que les corps noirs subissent des violences de plus en plus visibles.
Future établit sans cesse le lien entre sa dépendance à la lean et sa condition de star noire. Il fait sans cesse l’expérience de l’incompatibilité entre vie de star et passé difficile. Dans Codeine Crazy, cet antagonisme le conduit à « se noyer dans l’Actavis » [6]. Dans le clip de March Madness, l’impasse est réellement politique ; tandis que Future fait l’apologie de sa belle vie au mic’, on voit des images de personnes noires se faire tabasser par les keufs, des images du BPP le poing levé, des images qui représentent la lutte pour les droits civiques des personnes noires aux États-Unis. Si c’est si dur à entendre, c’est que Future vise juste. Poussant le vice jusqu’au bout, il agrémente son apologie de la fast life à des plaintes concernant les conditions de vie des personnes noires : Ballin’ like the March Madness/All these cops shooting niggas, tragic/I’m the one that’s living lavish [7]. Ce que Future nous montre, c’est que la pluralité des conditions et modes de vie des personnes noires, de la gloire internationale à la tragédie banale, ne peut être comprise que sous l’emprise de la drogue et par sa consommation.
La lean, c’est un des liens entre la condition de personne noire aux Etats-Unis et la trap music soumise aux logiques néolibérales du marché capitaliste actuel.
La lean, c’est un des liens entre la condition de personne noire aux Etats-Unis et la trap music soumise aux logiques néolibérales du marché capitaliste actuel. Featurings, mixtapes, albums, tournées, studio, clips, l’économie néolibérale exige des artistes un productivité efficace et maximale. La lean répond donc à des mécanismes émotionnels, où l’individu est condamné à se sentir toujours à la traîne, mais aussi à des logiques proprement marchandes, où on recommande à tour de bras de consulter ou consommer pour trouver de la stabilité, de l’efficacité et/ou du repos dans la productivité, tandis que l’esprit d’entreprise et de compétition est valorisé, récompensé. Comme l’ont expliqué plusieurs MC’s dans l’article « Lean On Me », la lean les ancre radicalement dans un continuum physique, spatial et temporel alternatif qui s’oppose aux exigences que l’État néolibéral dicte aux corps noirs.
Mais la lean répond aussi à deux autres fléaux : d’une part, les personnes noires sont régulièrement assassinées, qu’elles travaillent ou non. La dimension raciale des politiques de productivité qu’impose le néolibéralisme devient flagrante quand des personnes comme Eric Garner [8] sont assassinées en raison même de leur esprit d’entreprise. D’autre part, les plaisirs dissociatifs que certaines substances procurent aux personnes noires ont été largement criminalisés. Actuellement, les peines prononcées par la justice américaine sont encore radicalement différentes selon le type de drogue, le crack étant considéré comme la drogue des Noirs, tandis que la cocaïne serait celle des Blancs. La conséquence de ça, c’est que le recours des personnes noires aux médicaments est souvent dangereusement incompréhensible. Sandra Bland [9] et Ralkina Jones [10] sont mortes car la police a ignoré les médicaments nécessaires à leur survie. Parfois, on ne sait plus si la vie des personnes noires qui expérimentent d’autres réalités compte vraiment, comme le montrent les meurtres de Renisha McBride [11] ou Jonathan Ferrell [12]. Les très nombreuses morts de personnes trans noires tuées à une étape ou l’autre de leur transition médicale montrent à quel point il est urgent de mieux comprendre la façon dans les conceptions alternatives de la réalité et de la conscience font partie de la vie des personnes noires.
Produire une histoire critique du lien entre industrie pharmaceutique et trap music nécessite de ne pas se contenter d’appréhender de façon purement esthétique la musique de la lean.
Produire une histoire critique du lien entre industrie pharmaceutique et trap music nécessite de ne pas se contenter d’appréhender de façon purement esthétique la musique de la lean. Il faut prendre en compte le contexte de création de ce sous-genre musical, les réalités matérielles qui sous-tendent le quotidien des trappeurs et des trappeuses, les techniques utilisées, tant auditives que visuels, pour rendre compte des effets de la lean, les effets produits quand on relâche tout au son du chopped & screwed, quand tout s’efface et que tout devient mauve ; tout ça fait partie d’un effort plus global pour comprendre les corps, les sons et les affects noirs, qui sont complètement pris dans les dynamiques de race, d’économie politique et d’industrie pharmaceutique. Essayer de comprendre la vie des personnes noires en écoutant les sons de la lean, c’est rendre audible les points de jonction entre le travail des personnes noires, la joie et la dépression, c’est donner une résonnance à la consommation de drogues (en tout genre) en tant que composante essentielle du travail des personnes noires et de leur survie, depuis l’esclavage jusqu’à l’époque du néolibéralisme [13].